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L'ESPRIT DE GUIGNOL



Guignol est pratiquement devenu le nom de tout théâtre de marionnettes. Pourtant  l'esprit Guignol est particulier. A-t-il survécu aux imitations et au politiquement correct ambiant ? Et d'abord qu'est-ce qui est unique chez ce personnage éternel ?

 

On ne peut parler de l'esprit de Guignol sans s'arrêter sur la marionnette elle-même. Contrairement à ses homonymes télévisuels, Guignol, Gnafron, Madelon et les autres ont un visage fixe. Pas de mouvement de lèvres, de clignements d'yeux, de gestes souples permettant d'exprimer une multitude de sentiments. C'est ici qu'intervient à la fois le savoir-faire du fabriquant de la marionnette et celui du marionnettiste. Laurent Mourguet a établi les grands traits de Guignol qui perdurent aujourd'hui. « ...la face imberbe et arrondie, plutôt empâtée aux mandibules, avec un nez court, dont le dos s'efface au niveau des joues. Les pommettes saillantes, les yeux grands ouverts, très cernés de cils noirs, les sourcils arqués et relevés, donnant l'expression de l'étonnement, de la candeur, doux apanages de la jeunesse ; les commissures de la bouche relevées et pointées, exprimant la jovialité et l'insouciance » écrit le docteur Gros en 1909. A l'évidence, si l'habit et la coiffure ne changent pas, il n'y a pas qu'un seul visage de Guignol et l'on peut avoir ses préférences. La première marionnette de Guignol, celle de Laurent Mourguet, a le sourire plus discret et une présence du regard qui, je l'avoue, me fascine.

Cette tête de bois sans vie, ce buste revêtu de la redingote qui cache la gaine par laquelle le marionnettiste introduit son avant bras et ces deux bras rigides, vont devoir s'animer. Là est le talent, là est l'art. On ne s'improvise pas marionnettiste. Oh certes, il est aisé d'agiter pendant quelques secondes ses doigts, faire bouger de haut en bas la tête et faire applaudir notre Guignol ! Mais après ? Un peu succinct notre répertoire d'attitudes. L'esprit de Guignol est aussi dans la capacité de l'artiste à nous faire oublier ce qui est rigide et sans expression, donner de la fluidité aux gestes d'amour et d'amitié, de la tension dans les mouvements d'événements. Il faut que les gones et les fenottes assis sur les bancs, qu'ils soient hauts comme trois pommes, mère de famille nombreuse, « pédégé » d'une multinationale ou peintre en bâtiment, croient durs comme fer que Gnafron est en colère, que Guignol a peur des gendarmes et Madelon inquiète pour paiement du loyer. Caché, l'artiste marionnettiste, tout en tenant à bout de bras ses acteurs, leur donne une âme, leur offre la vie. Gérard Truchet se souvient avec fierté d'avoir su captiver l'attention du public en faisant traverser le castelet par la marionnette du pape Jean-Paul II, dans un silence... religieux. L'esprit de Guignol réside aussi dans la manipulation. Pierre Rousset, marionnettiste de talent du XIXème siècle disait : « Je n'étais pas moi, j'étais Guignol... Dans les passages émouvants quand Guignol faisait pleurer, j'avais des frissons dans les doigts. »

Le castelet, ce petit théâtre où se joue un spectacle de marionnettes, étant dressé, les personnages prêts à intervenir devant le décor représentant le plus souvent un quartier de Lyon, les trois coups peuvent être frappés et l'esprit de Guignol s'incarner par le verbe et l'accent. Ah l'accent « yonnais » ! Peut-on concevoir un spectacle de Guignol sans lui ? Sujet de polémique s'il en est. Etant incapable d'assister à une pièce de Shakespeare dans le texte, je me garderai bien de grogner en écoutant Gnafron jurer « avé l'accent du Midi » et Guignol plaisanter avec celui du Titi parisien. Mais pour les mêmes raisons, je ne saurai trop conseiller de goûter à un spectacle où  l'utilisation du parler lyonnais s'accompagne du « ton canus, traînard et lourd » comme l'écrit à son propos le Larousse du XIXème siècle. Cette musique particulière restitue sans doute une partie importante de l'esprit de Guignol. Une partie, pas l'ensemble.

En dehors du répertoire patiemment collecté par Onofrio où l'on retrouve les grands classiques du théâtre de Mourguet comme « Le Déménagement », « Le Pot de Confiture », « Les Couverts Volés », et qui fut par la suite enrichi par de nombreux auteurs, l'esprit de Guignol acquiert toute sa dimension dans les impromptus. Une trame permet aux acteurs de suivre une direction générale mais brusquement, sans crier gare, Gnafron ou Guignol inventent, bien avant les chansonniers parisiens coutumiers du fait, l'interpellation du spectateur. Ils sont attentifs à la salle, soucieux de mettre les rieurs de leur côté. Une pratique qu'ils adaptent également pour les spectacles destinés aux enfants, toujours sollicités et qui répondent avec un enthousiasme jamais démenti. A ce propos, il n'est pas inconcevable de penser que la longévité de Guignol s'explique également dans cette faculté de s'adresser sans bouleversement important, aussi bien aux enfants qu'aux adultes. Ce n'est pas le cas pour tous les homonymes de Guignol.

Comme ses homonymes, la marionnette lyonnaise se tient au courant de l'actualité et fait intervenir un grand nombre de personnalités locales ou nationales. Et on peut imaginer les dites personnalités assez fières d'apparaître sur scène. D'autant que les sujets ne sont jamais atteints dans leur dignité. L'esprit de Guignol est frondeur certes, il est tout naturellement du côté du peuple, ses origines canuses sont là pour le lui rappeler, mais c'est sans méchanceté, sans agressivité haineuse qu'il brocarde. C'est plus sûrement le bon sens des gones qui le guide pour asséner quelques vérités sans fard. Ainsi dans les pièces, il est contre les pouvoirs. Ceux des gendarmes mais il est loin d'être anarchiste. Ceux des propriétaires mais Guignol ne revendique pas l'abolition de la propriété et après bien des tours et des détours... paie son loyer. Ses imprécations contre les « scélérats de regrattiers » ne le conduit pas à faire exploser la maison du régisseur d'immeuble. Justin Godart, ministre de la santé, maire provisoire de Lyon à la Libération et... président des Amis de Guignol (jadis les hommes politiques étaient sérieux puisqu'ils avaient de l'humour...) disait de Guignol : « C'est la bonne gognandise (plaisanterie un peu grivoise NDLR), c'est la saine gaîté, c'est la franchise, c'est la tradition de nos bistanclaques laborieux, sobre. Lyon, Guignol, Guignol, Lyon, ça se tient comme les dix doigts de la main. Nous avons donc à conserver et à faire aimer tout ce qui est du Lyon populaire familial qu'évoque Guignol : les coutumes, les moeurs, la canuserie, les choses, les aspects. »

Ainsi l'esprit de cette marionnette est bien dans l'esprit du peuple lyonnais. Une juste mesure, un subtil équilibre même dans les plaisanteries et jeux de mots un peu lestes. Si l'amoureux Lyonnais de Guignol est prêt à entendre sur le castelet un autre accent que le sien, il n'est pas certain qu'il goûte certains mots... trop réaliste et il préfèrera toujours les « embiernes » aux « emm....ment du Parisien » comme l'écrit Nizier du Puitspelu, l'auteur du Littré de la Grand'Côte.

Et le seul juron que prononce Guignol est plutôt anodin : « Nom d'un rat ! » Pas de quoi boucher les oreilles de nos chérubins habitués à un autre langage télévisuel.

Aujourd'hui, les successeurs de Mourguet, les Zonzons, Daniel Streble, le Véritable Guignol de Lyon, pour ne parler que des Lyonnais, ont su respecter cet esprit particulier. Chacun avec sa personnalité ce qui ne peut qu'enrichir le domaine de Guignol. Comme tout ce qui est vivant, le théâtre de Guignol n'est pas figé dans la cire et il n'est pas tout à fait celui de Mourguet et de ses proches successeurs. On aurait du mal aujourd'hui à applaudir Guignol quand il administre des « volées de picarlat » à sa femme ! Soyons honnête : Dans la tradition, Guignol fait taire Madelon à coups de « racine d'Amérique » et ce sont « les théâtres du Luxembourg et des Champs-Élysées » précise Tancrède de Visan en 1908, qui ont popularisé le bâton de Guignol à l'adresse des gendarmes. A Lyon, « ce n'est que pour le bon motif » que la maréchaussée est atteinte dans sa dignité.

Bien entendue, le succès de Guignol, son enracinement dans le patrimoine va intéresser beaucoup de monde et comme les grandes marques, Guignol est en proie à la contrefaçon. Rançon de la gloire ? Certes. D'autres créations lyonnaises subissent ce désagrément comme les fameux « bouchons ». Déjà, le mot de guignol est employé dans un sens bien éloigné de la spirituelle créature de Mourguet. Mais que dirions nous si la célèbre émission de télévision s'était intitulée « Les Polichinelles de l'Info » ? Il est vrai que certains théâtres de marionnettes qui arborent sur leurs affiches l'éternelle tête de bois, n'ont qu'un lointain rapport avec elle et son esprit. Mais je sais aussi l'émotion qui vous étreint quand au détour d'une rue d'un lointain village breton, vous tomber nez à nez avec l'icône lyonnaise !

Alors tant que les compagnies de marionnettes lyonnaises sauront conserver comme elles le font, l'esprit hérité de Mourguet et de ses successeurs, tant que les Amis de Lyon et de Guignol veilleront sur lui et continueront à promouvoir sa spécificité, nous pourrons encore goûter au parfum subtil des plaisanteries de Guignol, se régaler de la voix rocailleuse de Gnafron...  et sans modération, nom d'un rat !

Texte paru dans Pays de Rhône Alpes n°10 de septembre 2005




21/06/2014
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