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L’ILE BARBE

La chapelle Notre-Dame de l’île Barbe est depuis quelques mois l’objet d’une attention toute particulière. Les propriétaires se sont lancés dans la restauration de l’édifice, un des derniers vestiges de l’abbaye qui, pendant plus d’un millénaire, se dressa sur l’échine de l’île. A l’emplacement où jadis, les moines vaquaient à leurs offices, ce sont aujourd’hui quelques maisons paisibles qui en perpétuent la tradition de silence et de recueillement. Si la chapelle, quant à elle, paraît avoir traversé les siècles, ce n’est qu’au prix d’amputations malheureuses : au XIXe siècle, par exemple, l’acheteur d’un lot sur lequel débordait la nef de la chapelle en utilisa les pierres pour construire sa maison, la sectionnant au niveau du transept. Aujourd’hui la chapelle, classée monument historique est protégée de telles avanies, mais son état de précarité ne permet plus qu’on y célèbre d’offices.
Illust : Vue de l’île, 136.2 ko, 800x542

Pendant plus d’un millénaire, l’île Barbe abrita un des plus vieux exemples de patrimoine paléochrétien, une abbaye dont la tradition fait remonter l’origine aux premiers martyrs lyonnais. Cette ancienneté constitua tout au long de son histoire un motif de fierté pour les moines de l’île Barbe. La seigneurie du monastère se constitua au fil des siècles, traversant les époques, carolingiennes puis romanes, pour enfin atteindre son apogée au XIIIe siècle, avant d’endurer une lente décadence, qui se clôturera par la vente du domaine après la Révolution.

Les origines

« Enfant de Lugdunum, vous devez aimer l’Ile
Quittez quelques instants les échos de la ville... »

Le voyageur qui descendait la Saône au Moyen Âge découvrait au nord de l’île, dressée sur un promontoire rocheux, une puissante tour carrée surmontée de mâchicoulis, connue sous le nom de tour du prieur. Le donjon jouxtait les vestiges d’une chapelle dédiée à Sainte-Anne. La légende voulait que le corps de la mère de la Vierge fût enterré sur l’île.

Les premiers siècles du monastère de l’île Barbe nous sont peu connus. On raconte qu’il trouve ses origines lorsqu’en l’an 208 deux chrétiens, Etienne et Pérégrin, fuyant les persécutions de Septime-Sévère, se réfugièrent sur l’île.

En 1665, Claude Le Laboureur, prévôt de l’ancienne abbaye évoque ce Pérégrin dans son livre Les masures de l’île-Barbe, consacré à l’histoire de l’abbaye des origines jusqu’à la fin du XVe siècle. Mais on ne doit pas prêter à ces affirmations une foi aveugle. Il était d’usage au Moyen Âge de faire remonter aux premiers temps du christianisme l’origine d’un monastère afin de construire une filiation directe avec les premiers martyrs et évêques de Lyon.

Toujours d’après Le Laboureur, il semble que vers 240, un nombre conséquent d’ermites s’étaient retirés sur l’île, assez en tout cas pour qu’un seigneur du pays, nommé Longimus, décide de les regrouper dans un monastère édifié sur la pointe septentrionale de l’île. Saint Dorothée dirigea le monastère pendant quelques années, jusqu’à sa mort. Il fut enterré dans l’église du monastère, consacrée alors à Saint-André.

Mais à ce Longinus, l’île ne doit pas que la seule existence de ce monastère. Longinus fut également à l’origine d’une bien curieuse légende. Parce qu’il portait le nom du soldat qui, au pied de la croix, perça de sa lance le flanc du christ, on voulu croire que le fondateur de l’abbaye et le soldat romain ne faisaient qu’un. La légende racontait que le soldat, rongé de remords, s’était retiré à l’île Barbe pour y faire pénitence. Il apporta dans son exil la coupe sacrée, qui avait recueilli le sang du Christ, et le corps de Sainte Anne. Cette légende fut tenace puisque le Graal constitua un des joyaux du trésor de l’abbaye jusqu’à son pillage par les protestants en 1562. Mais Claude Le Laboureur, déjà en 1650, accorde peu de foi à cette tradition.

Dans son ouvrage, l’auteur des Masures dissipe une autre légende : celle de l’origine du nom de l’île : Insula Barbara, île Barbare, et par contraction, île Barbe.

Pour la tradition, le « barbare » qui qualifiait l’île faisait référence aux sanglantes cérémonies des druides, qui s’y déroulaient bien avant que n’y soit établi le monastère. Mais, bien qu’on ait retrouvé sur l’île et ses environs des vestiges témoignant d’une occupation paléochrétienne et gallo-romaine des lieux - la plus récente datant de 1937 avec la découverte d’une déesse mère à la pointe nord de l’île -, ces assertions ne reposent sur aucunes bases sérieuses. L’aspect de l’île, « sauvage, déserte et broussailleuse » suffirait d’ailleurs à lui valoir ce patronyme peu flatteur.

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L’île Barbe au XVIe siècle

ce dessin à la plume de l’anonyme Fabriczy est la plus ancienne représentation de l’île. Collection Staats Galerie.


Dans une ode qu’il écrit sur l’île, Amadis Jamyn, disciple du poète Ronsard, propose une interprétation plus imagée de l’origine de son nom :
« On dit qu’un jour le Rosne impétueux
Fut de la Sosne ardemment amoureux
Il chérissoit la Nymphe vagabonde
Brûlant d’amour au milieu de son onde ;
Pour se parer et se faire plus beau,
Il se pignoit avec un grand rateau
Et vint couper en cette île sa barbe
Qui tient depuis le nom de l’Isle Barbe. »

La légende des premiers siècles

« Que de siècles perdus dans le volcan des âges
Depuis qu’ils ont fondé, sur des ronces sauvages,
Un asile où l’esprit fut heureux d’oublier »

Des siècles qui suivent, on ne sait toujours pas grand-chose : l’existence du monastère est attestée par Grégoire de Tours, important historien de l’Église vivant au VIe siècle, qui mentionne le séjour de Maxime, disciple de Saint Martin de Tours, sur l’île.

Saint Martin est le fondateur, en 360, du monastère de Ligugé, considéré comme le tout premier monastère français. Une lettre d’Eucher, évêque de Lyon, dans laquelle il fait l’éloge de Maxime, qu’il désigne dans sa lettre comme étant abbé de l’île Barbe, confirme et précise ce séjour de Maxime à l’abbaye. Mais il subsiste quelques doutes quant à l’authenticité de cette lettre, datée de 440. Ces deux textes sont en tout cas les premiers témoignages écrits de l’existence du monastère de l’île.

En plus de confirmer l’existence du monastère, ces documents nous fournissent des indications sur la forme de vie monastique adoptée par le monastère.

Le séjour de Maxime suggère que la règle était celle des monastères martiniens. Mais certaines sources permettent d’avancer d’autres influences, et en particulier celle d’un semi-anachorétisme vaguement communautaire.

En effet, Loup, évêque de Lyon en 538, a paraît-il été inhumé sur l’île après s’y être retiré à la fin de sa vie. C’est en tout cas ce que rapporte « La Vie de Saint-Loup » qui évoque le lieu de sa retraire en ces termes : « près des murailles de Lyon, là où le cours de la Saône se divise en plusieurs bras. »

Or Loup aurait été anachorète au début de sa vie. C’était également un ami très proche de Lubin, futur évêque de Chartres et lui-même attiré par l’anachorétisme.

Lubin passa d’ailleurs en sa compagnie cinq années difficiles sur l’île, à une époque où celle-ci, pratiquement désertée par les moines qui cherchaient ailleurs meilleure fortune, était la cible d’attaques des Francs, déterminés à s’emparer alors du royaume burgonde. Le pauvre Lubin conserva sans doute un souvenir douloureux de son séjour : on l’y laissa pour mort, après que des pillards l’eurent torturé pour lui faire révéler l’emplacement du trésor de l’abbaye...

Lubin ne fut d’ailleurs pas le seul hôte de marque qui foula le sol de l’île. Au cours de son histoire, l’île constitua une destination privilégiée pour les exilés et anachorètes de tout poil : on venait probablement chercher en ce lieu isolé un refuge contre la corruption des temps ; l’évêque de Vienne et futur Saint Didier, s’y exila lorsqu’il fut persécuté pour avoir dénoncé les mœurs dissolues de la reine Brunehilde.

Malgré les outrages qu’elle va subir au VIe et VIIe siècle (en 676, le monastère est à nouveau saccagé par Ebroïn, maire du palais sous Clotaire III), l’abbaye prospère. Il est difficile cependant d’établir l’étendue de ses possessions à cette époque. Les documents dont on dispose ne sont pas toujours dignes de foi : par exemple, la charte de Clovis II, par lequel il confirmait les donations de son père Dagobert à l’abbaye en 639, fut probablement créée de toute pièce au Xe siècle pour prouver l’ancienneté du patrimoine afin d’appuyer une demande au roi de Bourgogne.

Un tel document fut longtemps la source d’une erreur d’interprétation quant à l’influence précarolingienne de l’abbaye.

Ce n’est qu’avec le diplôme de confirmation des biens et privilèges accordé en 971 par le roi de Bourgogne de l’époque, Conrad, et dans une moindre mesure le rapport de Leidrade vers 810, qu’on peut estimer l’importance et la localisation du patrimoine de l’abbaye.

La renaissance carolingienne

« Charlemagne, ce roi savant autant que sage,
Combla de ses bienfaits les moines de la plage
De Sainte-Barbe aux purs rayons. »

Doc : L’île Barbe, 97.6 ko, 150x93

L’île Barbe

Dessin de Martellange.
Collection Bibliothèque Nationale.

(JPEG, 97.6 ko)

Entre temps, l’abbaye a abandonné la règle de saint Martin pour celle de saint Benoit, règle qu’elle conservera jusqu’à sa sécularisation au milieu du XVIème siècle.

Certains établissent ce changement de règle vers 650, sous le gouvernement de l’abbé Licinius. Pour d’autres, elle est plus tardive, et date des premiers efforts carolingiens pour restaurer l’abbaye à la suite des spoliations sarrasines de 725.

Comme toute la région lyonnaise, l’île Barbe ressort très affectée de ces incursions.

Leidrade, évêque de Lyon, procède, sans doute à partir de 807, à un ambitieux programme de restauration des divers établissements religieux de Lyon. Il adresse à Charlemagne une lettre qui restera célèbre, par laquelle il témoigne de son activité à Lyon. Le sort de l’abbaye y est abordé : l’évêque précise qu’il en fait refaire les toits et redresser certains murs. On y apprend que l’abbaye peut désormais accueillir 90 moines.

Leidrade engage également une restauration spirituelle des lieux : il demande à son ami Benoit d’Aniane, moine bénédictin et un des principaux acteurs de l’essor bénédictin en Europe, d’envoyer une vingtaine de ses moines à l’abbaye.

Certains attribuent à ces circonstances l’introduction de la règle de saint Benoit au monastère. Ce rapprochement eu de toute façon pour effet d’accroître son rayonnement intellectuel : la bibliothèque de l’abbaye se vit enrichie de quelques-uns de ses plus beaux manuscrits avec l’arrivée des bénédictins.

On a prêté à Charlemagne lui-même l’attribution d’une bibliothèque renfermant un grand nombre de manuscrits précieux. Le souverain aurait même séjourné entre les murs de l’abbaye. Il faut probablement voir dans cette tradition l’importance et l’influence du redressement qui eut lieu à l’époque à l’abbaye, entrepris au nom du souverain dont on liera désormais le nom à l’histoire des lieux.

On peut commencer à se faire une idée de l’étendue de la seigneurie de l’abbaye à cette époque par les chiffres évoqués dans le rapport de Leidrade : une centaine de terrains cultivés et une cinquantaine en friche. L’abbaye est déjà relativement importante.

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L’Ile Barbe

Baron Balthazard-Jean (1788-1869)

Campio, l’un des moines envoyés par Benoit, devient abbé. En 816, il obtiendra, à la mort de Charlemagne, un diplôme de Louis le Pieux consacrant le relèvement de l’abbaye.

A cette occasion, l’abbaye se voit accorder une exemption de tonlieu (péage auxquelles sont soumises les navigations sur un fleuve) pour trois bateaux, sur la Saône, le Rhône et le Doubs - on doit donc supposer que l’abbaye possédait des terres aux rives de ces trois cours d’eau.

Mais surtout, l’abbaye bénéficie d’un diplôme d’immunité : sur le domaine de l’abbaye, celle-ci possède le droit de justice.

D’autres indices viennent attester l’indépendance grandissante dont bénéficie l’abbaye. Alors qu’au IXe siècle, l’église de Lyon cherche à consolider son pouvoir en faisant reconnaitre aux souverains son autorité sur les monastères, l’île Barbe est absente de tous les diplômes impériaux ou royaux entérinant cette autorité.

L’abbaye est à nouveau confrontée à de sombres difficultés au début du Xe siècle, principalement en raison des invasions hongroises.

Mais en 971, l’abbatiat d’Eldebert marque le début de la renaissance de l’abbaye, marquée par le renouvellement de ses privilèges auprès du roi Conrad, dont le prestige, à la suite de sa victoire sur les Hongrois, est alors à son apogée.

Le diplôme confirmant les privilèges de l’abbaye fournit une première estimation détaillée de l’étendue de la seigneurie de l’abbaye : trois grandes zones la composent ; la première s’étend en Dombes autour des actuelles Montanay, Neuville-sur-Saône, Rillieux, une seconde recouvrant la région de Saint-Rambert-sur-Loire (qui fournira son nom actuel à Saint Rambert, anciennement bourg de l’île), Cleppé, Firminy, et la troisième, beaucoup plus éloignée en Tricastin et en Gapençais.

L’île Barbe fait alors figure de monastère assez puissant et indépendant ; la vie spirituelle y a encore une réputation de grande rigueur.

L’âge d’or

« Des moines défricheurs qui comblaient les abîmes,
Qui faisaient tout germer sur les plus hautes cimes »

Au cours des siècles qui suivent, l’étendu du patrimoine de l’abbaye ne va cesser de s’étendre, en même temps que son rayonnement intellectuel.

Au XIIe siècle, l’abbaye possède 113 églises et 48 prieurés, non seulement dans le Forez, autour de Saint Rambert-sur-Loire, en Dombes, mais aussi en Dauphiné et en Provence.

En 1362, lorsqu’on fera transcrire l’ensemble des titres de l’abbaye concernant ses terres, le tout formera un rouleau de 43 peaux de vélins et 33 m. de long : le fameux rouleau de l’île Barbe, conservé de nos jours aux archives départementales du Rhône.

Doc : Vue du château de (...), 209.9 ko, 150x108

Vue du château de l’Ile Barbe

Baron Balthazard-Jean, 1788-1869 (graveur)

Durant cet âge d’or de l’abbaye, son influence intellectuelle paraît tout aussi importante : sa bibliothèque atteint une renommée qui semble méritée - l’abbaye possède un manuscrit de saint Augustin, La Cité de Dieu, conservé aujourd’hui par la Bibliothèque Municipale.

On y vient aussi chercher une éducation. Mayeul, futur saint et abbé de Cluny, séjourne à l’abbaye au début du Xe siècle pour y parfaire son instruction.

Enfin, l’architecture de l’abbaye témoigne d’une très grande richesse artistique : les chapiteaux, bas reliefs, frises et fresques de la chapelle sainte Marie-Madeleine, les vestiges de l’église abbatiale saint Martin et saint Loup sont autant de preuves confirmant que l’île fut à cette époque un véritable centre artistique de l’âge roman.

Claude Le Laboureur exagérera un peu l’importance de l’abbaye lorsqu’il écrira : « De toutes les abbayes de l’ordre de saint Benoit, celle de l’île était la première en antiquité, noblesse et prérogative. »

L’abbaye de Savigny était beaucoup plus riche que celle de l’île, mais l’originalité de cette dernière résidait dans ses possessions provençales et dauphinoises.

Du XIe au XIIIe siècle, l’abbaye connait son âge d’or. Sa richesse foncière, l’étendue de ses possessions la place à la tête d’une véritable seigneurie, de relative importance.

L’abbé, élu par les moines, en est le principal administrateur : il a la charge des affaires temporelles du monastère, tâche dans laquelle il est assisté par des officiers, moines désignés pour une fonction, ou office, particulière.

Le cellérier, par exemple, qui à l’île Barbe réside dans le fameux Chatelard, prend soin des dépenses de bouche, quand l’hôtelier accueille les pèlerins de passage à l’abbaye, etc.

Doc : Plan général de l, 134.5 ko, 150x95

Plan général de l’île Barbe.

Reconstitution de l’île Barbe au XIe siècle,
par Amédée Cateland (1901-1902).
Fonds Cateland, Musée Gadagne, Inv. 70-11-3.

L’abbé possède également la responsabilité des prieurés qui dépendent de l’abbaye. Un prieuré est un établissement religieux fondé par une abbaye sur un domaine foncier dont elle a la charge.

Les moines qui sont affectés au prieuré en gèrent le temporel sur place et font parvenir les revenus perçus par le prieuré sur ses terres à leur abbaye.

Toutes les terres de l’abbaye (on les appelle des « tenures ») ne sont pas placées sous la responsabilité d’un prieuré ; pour certaines, l’abbaye désigne un « tenancier » à qui elle est confiée contre paiement d’une redevance (« cens ») : le tenancier bénéficie alors de la jouissance utile de la terre, alors que l’abbaye en conserve la propriété éminente.

Les droits de l’abbaye et le montant et la nature de la redevance versée par le tenancier sont consignés dans le « livre terrier », document d’échange entre le tenancier et l’abbaye. Ces terriers permettent d’établir aujourd’hui précisément, quand ils ont été conservés, la richesse de l’abbaye.

Une grande partie du domaine n’est pas exploitée directement mais concédée en fief, forme particulière de tenure qui accorde davantage de droits sur la terre.

Le tenancier de la terre, en général un seigneur, devient alors vassal de l’abbaye. On peut mesurer la puissance d’une seigneurie au nombre et au prestige de ses vassaux : l’abbaye de l’île Barbe eut par exemple pour vassal le comte de Forez, qui, dans un document daté de 1224, reconnaît tenir en fief la garde de Saint Rambert et de Chambles.

Elle compta également parmi ses vassaux les seigneurs de Beaujeu et Montluel. L’abbaye entretint toujours des relations courtoises avec ses vassaux, ce qui pouvait passer pour relativement exceptionnel compte tenu des rapports de pouvoir engendrés par la vassalité.

Le déclin

« Les rafales du temps, de l’inconstance humaine,
Les boutades du cœur que chaque brise amène,
Ont fait de l’oasis, où Dieu se laissait voir,
Un lieu que la vapeur inonde de sa brume »

Doc : Vue de la pointe (...), 188.9 ko, 150x94

Vue de la pointe septentrionale de l’Ile Barbe

Baron Balthazard-Jean, 1788-1869 (graveur)


Malheureusement cette prospérité porte en germe les raisons de sa future décadence. L’abbé, qui doit régulièrement faire le tour des prieurés de sa seigneurie, finit par ne plus pouvoir diriger l’abbaye. Au fils des ans, son absence se fait ressentir, et son autorité au sein de l’abbaye s’émousse peu à peu. La rigueur de la vie spirituelle du monastère connait un déclin significatif, au point que, vers 1350, l’archevêché mande une enquête sur le fonctionnement de l’abbaye.

L’abondance des revenus de l’abbaye est également une source de problème : alors que les revenus d’un prieuré étaient dus dans leur entièreté à l’abbaye, les officiers de celle-ci décidèrent de se les partager en parts fixes ; par la suite, pour se simplifier le partage, et plutôt que de lever chacun les contributions auprès de chaque prieuré, ils firent en sorte de posséder individuellement la totalité des revenus d’un prieuré, ce qui les plaçait en position d’indépendance et de pouvoir vis-à-vis de leur abbaye.

Alors qu’il était contraire aux principes de saint Benoit qu’un officier possède des terres en propre, dans les faits c’est exactement ce qui était en train de se produire.

Finalement, au terme d’un lent déclin de la vie monastique, peu enclins à s’astreindre davantage aux principes de rigueur de la règle de saint Benoit, les quelques moines encore en office à l’abbaye (une trentaine aux derniers jours de l’abbaye) finissent par souhaiter la sécularisation de l’abbaye : elle est placée sous régime de commende au début du XVIe siècle au profit de la famille d’Albon, c’est-à-dire que les d’Albon tiennent l’abbaye in commendam : ils en perçoivent les revenus.

D’abord prévu pour les abbayes vacantes, le régime de commende connut rapidement de nombreux abus, et fut souvent le prélude à la sécularisation d’une abbaye. L’abbaye de l’île Barbe voit, quant à elle, sa sécularisation proclamée par deux bulles du pape, en 1549 et 1551. Les moines, « rendus au temps », deviennent alors des chanoines sous un régime bien moins strict que celui de la vie monastique.

Pour l’anecdote, Pierre de Ronsard, grand amateur de bénéfices ecclésiastiques, souhaita, en vain, obtenir la commende de l’abbaye de l’île Barbe qu’il considérait comme un « Lieu convenable aux Poètes sacrés ».

Une formule à laquelle il semble qu’on doive prêter foi, puisqu’à peu près à cette même époque, c’est Maurice Scève qui attache son nom à l’île.

Ce poète lyonnais, contemporain de Ronsard et Du Bellay y fit, d’après Verdun-Louis Saulnier, son biographe attitré, « une longue retraite hors du monde » vers 1520-1530. Il s’y retire à nouveau vers 1543, déçu par la relation tumultueuse qu’il entretenait avec la poétesse Pernette du Guillet.

La mort de celle-ci le convainc de trouver sur l’île un lieu de réclusion, et il y demeure jusqu’à la fin de ses jours, vers 1560.

Un dizain de son chef-d’œuvre, La Délie, achevé sur l’île, évoque le lieu de sa retraite :
« Ta cruauté, Dame, tant seulement
Ne m’a ici relégué en cette Ile... »

La fin

« Oui, oui, les ponts, les passerelles
Sont venus tout désenchanter. »

A peine sa sécularisation proclamée, l’abbaye devait à nouveau connaitre les misères de son temps. En 1562, l’île Barbe est ravagée par les troupes protestantes du baron des Adrets.

S’il fallut plusieurs dizaines d’années pour effacer les outrages matériels de ce pillage - l’église abbatiale n’est remise en état que dans la première moitié du XVIIe -, l’abbaye ne s’en relèvera jamais totalement, malgré les efforts conduits par le prévôt Claude

Le Laboureur pour essayer de rétablir une vie spirituelle à la hauteur de celle qui faisait la réputation de l’abbaye les siècles précédents.

Au XVIIIe la chute des revenus de l’abbaye et le nombre peu élevé de chanoines qui y demeurent encore poussent l’archevêché lyonnais à la décision d’unir l’île Barbe au chapitre de la Cathédrale de Lyon : les archives et le trésor de l’abbaye, du moins ce qu’il en reste, sont transférés dans le trésor de la cathédrale ; l’île Barbe accueille à partir de 1741 le séminaire Saint Pothin pour prêtres âgés.

En 1783, le séminaire est à son tour supprimé, et, dix ans plus tard, les vestiges de l’abbaye vendus aux enchères comme bien national à un avoué lyonnais pour la somme de 166 000 livres. A la mort de l’avoué, le terrain est morcelé pour être vendu à nouveau.

Le village de l’île se constitue peu à peu à partir de cette époque sur les vestiges de l’abbaye.

Doc : L’île au XXe, 81.3 ko, 150x97









L’île au XXe siècle

Jusqu’au XVIIIe siècle l’accès à l’île s’est toujours fait par le fleuve, ce qui, d’une certaine manière, garantissait à l’abbaye un certain isolement qui contribua certainement à son prestige.

Ce n’est qu’en 1734 qu’on envisage de la relier à la terre ferme en bâtissant un pont de bois,                                   côté de Saint-Rambert.

Ce pont ne survivra pas aux crues de la Saône, et il faudra en envisager un nouveau, achevé en 1829 : celui que nous connaissons aujourd’hui, aux câbles près, puisqu’à l’origine le pont était porté par des chaînes. Ce rattachement de l’île à la terre mit un terme symbolique à l’histoire religieuse de l’île.

Notre-Dame de Grâce

« Plus tard, Ogésius fondait un sanctuaire
Pour le culte si doux de celle qu’on vénère
Sous le nom gracieux d’Etoile du matin. »

A l’heure actuelle, il ne reste plus grand-chose pour témoigner de la présence en ces lieux d’une des plus importantes abbayes de la région. Au moins, le symbole de l’île, le clocher de la chapelle Notre-Dame de Grâce est-il bien celui auquel les pèlerins se guidaient lorsqu’ils venaient faire leurs dévotions à l’abbaye au temps de sa grandeur.

D’après Le Laboureur, c’est en 1070 que l’abbé Ogier fait ériger, à l’orée du monastère sur la rive orientale de la Saône, une chapelle consacrée à Notre-Dame. Il espère ainsi canaliser les pèlerins qui, jusqu’à présent, devaient traverser l’abbaye pour rallier les lieux de dévotion, au point de troubler le recueillement des moines.

Doc : La chapelle Notre-Dame, 128 ko, 150x106

La chapelle Notre-Dame

© Pierre-Yves Landron


Cette chapelle fut longtemps l’objet de la dévotion des Lyonnais, avant de s’effacer progressivement aux XVIIe et XVIIIe siècles face à la concurrence grandissante de Notre-Dame de Fourvière ; les bateliers qui longeait l’île se découvraient, dit-on, à la vue de la chapelle Notre-Dame de Grâces tandis que l’un d’eux à la poupe criait « Ile, salut ! ».

Au XVIe siècle, les paroissiens de Lyon s’y rendaient en pèlerinage en cas de calamités, ou à l’occasion non seulement des quatre grandes fêtes de la Vierge (annonciation, assomption, conception, nativité) mais aussi au prétexte de multiples patronages : on pourrait croire que la moindre occasion était bonne pour aller se recueillir sur l’île.

Jusqu’en 1562, chaque année, le jour de l’Ascension, les seigneurs du Mont-d’Or exposaient, parmi les reliques de l’abbaye (qui comptaient, on l’a dit, le saint Graal ou encore la tête de saint Florent), le cor de Roland, le fameux paladin de la chanson dont ils prétendaient être les descendants. Les Lyonnais se pressaient alors pour apercevoir la soi-disant relique.

Mais les Lyonnais n’accostaient pas sur l’île uniquement pour rendre leurs dévotions à la Vierge. On y organisait parfois de grandes réjouissances ; à Lyon, au moi de mai, une des fêtes les plus curieuses voulait qu’on élise, parmi les clercs du palais de Lyon, le roi de la basoche, en référence à un ancien usage autorisé par les concessions des rois de France.

C’était l’occasion d’un défilé à travers les rues de la ville, qui parodiait le faste de la cour. Au terme de trois jours de fêtes, le roi allait d’abord offrir ses dévotions à l’église de Saint-Just, puis les jours suivants, dans toutes les églises de Lyon.

Son passage à l’église de l’île donnait lieu à des manifestations encore plus pompeuses : il embarquait dans une petite flotte garnie pour l’occasion de canons, au son de l’artillerie remontait la Saône jusqu’à l’île Barbe, où il était cérémonieusement conduit jusqu’à l’église pour y faire de riches présents.

S’en suivait un copieux repas sur le pré de l’île, à l’ombre des grands arbres, puis l’après-midi s’écoulait joyeusement, agrémenté de joutes et jeux d’eaux sur la Saône, d’un concert et de feu d’artifice. Puis le roi s’en retournait en ville sous les acclamations de la foule.

Un mémoire de 1531 rapporte que les moines, voulant faire clore le pré pour mettre un terme aux amusements du peuple, celui-ci renversa la clôture qui avait été dressée.

Aujourd’hui...

« Aujourd’hui que les flots ne bercent plus de rêves,
Qu’on ne cherche que l’or sur le sable des grèves,
Que fais-tu, bel ilôt, sur la vague arrêté ? »

Cette tradition populaire, le pré l’a conservé tout au long de son histoire : lorsqu’au lendemain de la Révolution, l’abbaye fut vendue en 22 lots distincts, le 23ème lot, qui correspondait au pré, fut conservé pour en faire une promenade publique. On y vient encore pour flâner les dimanches de beau temps. L’été, le pré revit les grandes heures des somptueuses fêtes d’antan, au son des concerts et spectacles organisés dans le cadre des dimanches de l'île Barbe.

L’île Barbe, au terme d’une histoire mouvementée, semble à présent se prélasser au gré des flots de la Saône.

De la seigneurie qui rayonna pendant plus de trois siècles, il ne reste que quelques malheureux vestiges qui fournirent les fondations d’un village somnolant.

Est-ce ce triste constat qui poussa Félix Benoît à décréter l’île souveraine ? Avait-il l’intention de redonner à l’île son prestige et son indépendance d’antan ? Toujours est-il qu’à la fin des années 70, l’humoriste lyonnais aborde l’île à bord d’une barque de pêche pour décréter la constitution d’une baronnie souveraine sur l’île.

Il fait dans un de ses ouvrages le compte-rendu de son coup de force : « en 1977, avec l’appui des regrettés Raymond du Pavillon et Auguste Bourdi, j’ai "libéré" l’Ile Barbe. Il était temps...Le colonel du Pavillon, un ancien de Narvik, avait l’habitude des débarquements ! De sorte qu’après avoir abordé sur l’île grâce à une barque de pêche, nous avons sans désemparer décrété la Constitution sur place d’une baronnie Souveraine, avec pour siège gubernatorial la providentielle Auberge de l’Ile...Le coup de force réussi, l’affaire suivit son cours et la Libération s’acheva en apothéose.

Une monnaie fut crée : le poil (que l’on indexa sur l’écu européen grâce à une intervention de l’économiste Raymond Barre).

Le "poil d’écu", bien sûr, unique en son genre. Quant au gouvernement de l’île, je fus évidemment le premier gouverneur élu par acclamations. Mais il est vrai qu’à l’issue de deux septennats prolongés, ma santé, ruinée par le rude climat de l’Ile-Barbe, s’est avérée soudain vacillante !

De tout cela, il résulte un état structuré, animé par la foi et les vertus d’un Parlement Collégial composé de 36 barons (vivants) désignés par cooptation, sur le support d’une administration hiérarchisée et d’un service des postes ayant émis de nombreuses séries de timbres (de 1 à 800 poils). En précisant qu’en 1979 on mit en circulation le nouveau poil (le poil lourd), système Pinay. Ce qui autorise à des échanges de 100 poils légers pour 1 poil lourd. Logique, n’est-ce pas ?

Une devise pour conclure : "La barbe meurt mais ne se rase pas" »

Note : les titres des différents chapitres de cet article sont extrait d’un poème d’Aglaée Gardaz, publié dans la Revue du Lyonnais en 1871.

Pour en savoir plus...

Si la littérature sur le sujet est très riche, on peut néanmoins se limiter à quelques essentiels, qui, soit comme fondement de recherche, soit comme synthèse s’avèrent incontournables :

Pour commencer, l’ouvrage d’un prévôt de l’abbaye au XVIIe siècle, considéré comme le premier historien de l’île Barbe, a l’avantage de citer de nombreuses chartes et documents dont certains ont disparu par ailleurs :

 Les masures de l’abbaye royale de l’Isle Barbe les Lyon, Claude Le Laboureur (1665)

Au XIXe siècle, Leopold Niepce, prolixe auteur lyonnais, s’appuie sur l’ouvrage de Le Laboureur pour son histoire de l’île, qui comporte en seconde partie une description de l’abbaye à l’époque de sa splendeur :

 L’Ile-Barbe : son ancienne abbaye et le bourg de Saint-Rambert , Léopold Niepce (1890)

L’approche de J. Picot est plus rigoureuse. Elle propose en outre une bibliographie très détaillée :

 La seigneurie de l’Abbaye de l’Ile Barbe, des origines à 1312 , Joseph Picot (1952)

L’île a inspiré des travaux d’historiens : on peut notamment citer Marie Magdelaine Bouquet, qui depuis sa position de thèse à l’Ecole des Chartes en 1938, consacrée à l’île Barbe, a publié de nombreux articles sur les sculptures et les fresques des anciennes églises de l’île, et Amédée Cateland, qui procéda à une reconstitution de l’abbaye au XIe siècle à l’occasion d’un concours pour la Société Académique d’architecture de Lyon en 1901 puis 1935.

 L’abbaye de l’Ile-Barbe : des origines à la sécularisation du XVIe siècle, Marie-Madeleine Bouquet (1938)

 Les pèlerins de Notre-Dame-de-l’Ile Barbe, Marie-Madeleine Bouquet (1993)

 Les fresques romanes de la Chapelle Sainte Marie-Madeleine en L’Ile Barbe, Marie-Madeleine Bouquet (1979)

 La chapelle Notre-Dame de l’Ile-Barbe, l’ancienne et la nouvelle, Marie-Madeleine Bouquet, (1997)

 Eglise abbatiale de l’Ile-Barbe en Lyonnais, Amédée Cateland (1936)

Depuis, aucun travail d’historien sérieux n’a été entrepris sur l’abbaye ; néanmoins la découverte de pierres taillées provenant de l’église abbatiale saint Loup et saint Martin suscite une exposition au musée Gadagne, Mémoire de pierres. L’ouvrage publié à l’occasion fournit un aperçu historique très documenté du sujet :

 Mémoire de pierres : abbaye de l’Ile-Barbe, Musée historique de Lyon, Hôtel de Gadagne (1995)

Plus anecdotique (mais consultable en ligne), le bref aperçu historique sur l’île barbe publié dans la Revue du Lyonnais :

L’ancienne abbaye de l’Ile-Barbe, Normand (1924)

Et un document tiré de la même revue sur les restaurations de l’île :

Louis Sarsay et ses travaux de restauration à l’Ile-Barbe, A. Vachez (1887)

L’île Barbe a inspiré de nombreux artistes tout au long des siècles ; aujourd’hui encore, elle excite l’imagination, comme en témoignent les fictions qui la prennent pour cadre, lui inventant les secrets les plus fantasmagoriques.

 Mémoire L’Ile Barbe, Berlion, Corbeyran (1998)

 Le suaire de la peur, Serge Annequin et Jean-Luc Jullian (2008)





24/09/2014
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