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LES BATEAUX LAVOIRS - TRAVAIL ET CONVIVIALITE

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Les plus anciens bateaux-lavoirs remonteraient au XVIIe siècle comme ici sur le quai de la Mégisserie à Paris. Peinture anonyme de l’école française. 1670. Paris, musée Carnavalet.
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© Bridgeman Images/Leemage

 

 

Depuis l’Antiquité, la lessive a majoritairement été attribuée aux femmes. Dans l’Odyssée, Homère raconte que Nausicaa et ses suivantes se rendirent au bord d’un fleuve afin de laver son linge avant ses noces.

 

À l’époque romaine, les femmes lavaient le linge de la famille, mais les classes aisées le confiaient à des établissements employant des esclaves des deux sexes, sans que cela ne pose de problème.

 

Dès le début du Moyen Age chrétien, ces établissements disparurent et les lessives devinrent définitivement l’apanage du sexe dit « faible ». Cette tradition sexuée a perduré jusque dans les années 1980, date à laquelle le partage des tâches ménagères, l’évolution des mœurs et surtout le recours aux machines à laver électriques ont permis aux hommes d’effectuer des lessives.

De la berge au bateau-lavoir

Le lavage se pratiqua d’abord essentiellement au bord des rivières, des ruisseaux ou des sources dont le débit régulier assurait d’avoir de l’eau propre pour laver et rincer. En l’absence d’eau vive, une mare ou un étang pouvait aussi faire l’affaire !

 

Partout, agenouillées, jeunes ou âgées, les femmes lavaient et savonnaient sur une pierre plate ou une planche posée sur la berge.

 

Au cours du XVIIIe siècle, les hygiénistes dénoncèrent le danger de ces pratiques, surtout en cas d’épidémie de choléra ou autre maladie contagieuse.

 

Au XIXe siècle, une loi de 1851 obligea les communes à construire des fontaines-lavoirs alimentées par une source locale. Ces édifices comportaient un lavoir et un rinçoir agencés pour recevoir toutes les villageoises.

 

Dans les villes, des fontaines distributrices d’eau potable côtoyaient également quelques lavoirs. Chaque arrondissement parisien possédait un, deux ou trois lavoirs, dont certains ressemblaient à des hangars à plusieurs étages.

 

Dans L’Assommoir, Zola décrit ce type d’édifice pas toujours très esthétique.

 

En raison de leur capacité d’accueil limité au prorata de la population, de nombreuses laveuses continuaient de se rendre sur les berges.

 

 

Pour faciliter leur labeur, les édiles urbains eurent recours à des « lavoirs-flottants » ou barques-lavoirs, construits et installés par des entrepreneurs. Les lavandières payaient une redevance aux exploitants pour monter à bord, se mettre à l’abri et profiter des aménagements.

 

Les plus anciennes mentions de ces établissements privés remonteraient au début du XVIIe siècle. À Paris, en 1623, Louis XIII autorisa l’entrepreneur Jean de la Grange à amarrer l’un des premiers lavoirs sur un bateau dit la Sirène.

 

Le batelier put en installer plusieurs, à condition de ne pas entraver la circulation sur le fleuve. À Besançon, le 7 décembre 1696, le conseil municipal accorda à Pierre Verne le droit de construire « un bateau couvert soit une barque à laver les lessives » sur le Doubs, tout en précisant que les lingères refusant de l’utiliser, par souci d’économie, pouvaient toujours laver à même le sol.

 

Une deuxième barque fut ajoutée en mars 1711 par le sieur Joseph Coquard. Ces deux propriétaires obtinrent la place gratuitement pendant au moins 8 ans. La délibération de 1711 précisait également que les membres du conseil municipal et le secrétaire de la Cité pouvaient envoyer leurs propres servantes sur le bateau « sans payer aucune rétribution ».

 

En 1780, Nantes possède déjà quelques « bateaux de lavandières » sur les quais de la Loire et de l’Erdre. De taille encore modeste, ces embarcations non navigantes étaient peu nombreuses sur le territoire français. Elles se développèrent surtout tout au long du XIXe siècle, en raison d’un attrait pour la propreté.

 

Nos ancêtres prirent l’habitude de se changer tous les dimanches, la lessive devint hebdomadaire d’où le succès des bateaux-lavoirs dans les villes, même si certaines femmes moins aisées continuèrent de laver à même la berge.

Noms d’oiseaux

En raison du bruit provoqué par leurs bavardages, les hommes les surnommèrent « les poules d’eau » ou « les blanchecailles », termes très significatifs.

 

À l’exception de la douce colombe, affubler quelqu’un d’un nom d’oiseau n’a jamais été un compliment. Dinde, bécasse, oie, perruche, caille et poule ont souvent servi à disqualifier la gent féminine.

 

La poule présente une double connotation : elle symbolise la prostituée ou la femme bavarde au tempérament bien trempé. Tout comme la caille est soi-disant caractérisée par une grande ardeur amoureuse et une certaine volupté.

 

Grande lessive au début du XXe siècle au lavoir de Salles-d’Aube (11).
Crédits
Gusman/Leemage
 
 

À Angers, le premier établissement flottant sur le Maine apparut vers 1800, rejoint par trois autres en 1806 avec l’autorisation du préfet. En 1803, suite aux délibérations des élus bisontins, le citoyen Jeanningros et son épouse Claudine Chiffe établirent une nouvelle « barque à lessive » près du bastion de la Mouillère sur le Doubs.

 

Ils furent rejoints par d’autres exploitants, qui attachèrent leurs bateaux en aval ou en amont des ponts Bregille, Battant et Canot ou près du barrage Saint-Paul, toujours au débouché de petites ruelles nommées Port de La Fontaine ou Port Galliot.

 

En 1894, les treize exploitants refusèrent la présence de nouveaux établissements sur le Doubs, par peur de perdre leurs clientes et voir leur chiffre d’affaires baisser.

 

 

Si les registres des conseils municipaux fournissent de précieux renseignements, il est possible de les compléter avec ceux contenus dans les séries S des archives départementales des Ponts et chaussées.

 

À Laval, suite à l’aménagement des quais entre 1859 et 1865, une véritable flottille d’environ dix-huit bateaux-lavoirs accueillit les laveuses. Vers 1880, vingt-six bateaux-lavoirs stationnaient à Paris sur la Seine ou le canal Saint-Martin.

 

En banlieue, trente-cinq établissements se situaient sur la Seine, la Marne ou l’Oise. Au totale, cette flotte pouvait accueillir environ 3800 laveuses. À Nantes, malgré les critiques des hygiénistes qui accusaient les lavandières (et les tanneurs) de polluer les rivières, un recensement de 1887 dénombra cinquante bateaux-lavoirs sur la Loire et vingt-trois sur l’Erdre.

 

Vers 1889, les Rennaises disposaient de six bateaux-lavoirs amarrés sur le quai Lamennais entre le Pont de la Mission et le Pont Saint-Georges sur la Vilaine.

 

Vers 1900, Nevers comptait six bateaux-lavoirs sur la Nièvre, trois près de la porte de Médine et trois vers la tour Goguin.

 

À Lyon, ils jalonnaient les quais de la Saône et du Rhône. S’il était isolé, le bateau était amarré et retenu par des chaînes soit reliées à d’énormes ancres dans la rivière, ou à des arbres sur les quais et même à des meules de granit. Si plusieurs bateaux se côtoyaient, les patrons les attachaient aussi entre eux afin de les tenir à distance tout en les solidarisant.

 

Selon la tradition navale, ces barques-lavoirs portaient un nom laïc ou religieux. On trouvait ainsi La Célérité, La Laborieuse, Saint-Antoine, l’Ange-Gardien ou La Mouche.

 

Dès le début du XIXe siècle, les autorités municipales et maritimes obligèrent la pose d’une plaque avec le nom du bateau, du propriétaire et la date de l’autorisation d’amarrer le bateau.

 

 

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les bateaux-lavoirs ne dépassèrent guère 10 à 15 mètres de long. Ils avaient déjà un fond plat, d’où le nom de « plates » et ils étaient couverts d’un toit en bois pour protéger les laveuses de la pluie, du froid et du soleil.

 

Ils possédaient un seul niveau abritant les postes de lavages et une pièce réservée à l’exploitant ou son ouvrier. Peu à peu, les « plates » furent agrandies.

 

Au début du XIXe siècle, elles passèrent à 25 mètres de long sur 5 m de large et 5 m de hauteur. Les menuisiers chargés de leur construction les agrandirent. Ils ajoutèrent un étage servant de logement au « capitaine » et de séchoir au-dessus du niveau réservé à la lessive pour trente à quarante laveuses, selon les agencements.

 

En 1856, la mairie de Besançon interdit les barques de plus de 30 mètres de long sur 7 mètres de large. À Roanne, en 1912, la majorité des barques-lavoirs mesuraient 20 ou 24 mètres, mais celle de Baptiste Remontet en imposait avec ses 30 mètres de long sur 4,50 m de large et 2,10 mètres de hauteur au- dessus du plan de flottaison.

 

À Paris, en raison d’une forte fréquentation, certains établissements étaient formés de plusieurs barges accolées. Ainsi, l’Arche Marion en comportait douze et mesurait 200 mètres de long ! Amarrée entre le pont d’Arcole et le pont Notre-Dame, elle pouvait accueillir deux cent cinquante femmes.

Laver : un travail éreintant

Les exploitants améliorèrent ces établissements afin de faciliter le dur labeur des laveuses et de gagner quelques pièces supplémentaires. Ils installèrent deux rangées de chaudières-lessiveuses au centre du niveau réservé au lavage.

 

Les laveuses payaient leur place 1 sou l’heure et 1 sou pour un seau d’eau chaude en 1880. Les prix variaient en fonction des villes, des aménagements et du statut.

 

Les professionnelles pouvaient bénéficier d’un abonnement mensuel. Certaines venaient parfois avec le bois nécessaire pour chauffer l’eau des chaudières. Les ménagères arrivaient avec le linge familial et les lavandières professionnelles avec celui des clients. Toutes apportaient leur savon ou un autre produit nettoyant.

 

Certaines utilisaient les cendres bien tamisées du fourneau familial. D’autres, qui se chauffaient au charbon, récupéraient des cendres de bois chez des boulangers. Le pouvoir détachant des cendres provenait des sels de potasse qu’elles contenaient.

 

Les laveuses déballaient, coulaient, mouillaient, pré-lavaient, cendraient et savonnaient le linge avec une brosse à chiendent dans l’eau froide tirée de la rivière. Puis elles le décrassaient dans la petite chaudière-lessiveuse en le faisant bouillir. Elles le sortaient en évitant de se brûler, le frottaient sur un banc cranté et le rinçaient dans la rivière. Mis en boule, le linge était frappé vivement à grands coups de battoir ou de « batdrap ». Que d’énergie dépensée !

 

La prudence était de mise, car les sols glissaient et une chute pouvait être fatale. Puis, après avoir été essoré, le linge était étendu sur place, sur les rives, le quai ou ramené mouillé à la maison.

 

Les femmes le suspendaient dans les greniers ou dans les pièces à vivre. Toutes ces opérations étaient longues, pénibles, fatigantes et fastidieuses. Constamment plongées dans l’eau froide, glacée ou chaude, au contact des cendres, du savon, des cristaux de soude puis de l’eau de javel, les mains en ressortaient meurtries, gercées et crevassées.

 

Le corps courbé retenant de toutes leurs forces les draps, tirant pour les sortir et les replonger, les laveuses transpiraient ou grelottaient.

 

Victor Hugo décrit ces difficultés dans Les Misérables : « toute la journée dans un baquet jusqu’à mi-corps, à la pluie, à la neige, avec le vent qui vous coupe la figure ; quand il gèle, c’est tout de même, il faut laver... On a ses jupes toutes mouillées dessus et dessous ».

 

Les lavandières rentraient fourbues après avoir passé 5 à 7 heures sur le bateau. Faire la lessive à la force du poignet demandait du temps, de la résistance et du talent.

Le « café » des femmes

Si la majorité des gérants ou lavandiers étaient des hommes, quelques femmes assurèrent l’exploitation. En 1877, selon les délibérations municipales de Besançon, sur douze exploitants, deux femmes tenaient « boutique ».

 

Les proportions ne changent pas de 1900 à 1945, ces exceptions s’expliquent par le décès de leur conjoint qui était propriétaires. Les femmes étaient-elles aptes à gérer une barque-lavoir ? La question vaut le détour.

 

En 1944, suite à une crue du Doubs, deux bateaux se fracassèrent sur les piles d’un pont. Chacun appartenait à une femme. De quoi alimenter injustement le discours misogyne ! Dans la réalité, ces rares exploitantes embauchaient toujours « un capitaine » ou « un lavandier » qui résidait sur le bateau, assurait l’entretien et le bon fonctionnement. Il devait constamment surveiller la cale où s’accumulait de l’eau et la vider à plusieurs reprises dans la journée. Il organisait la chauffe et encaissait les recettes.

 

 

Les tâches étaient parfaitement réparties en fonction du sexe. Les hommes à la technique, et les femmes au lavage ! La lessive a souvent été considérée comme une activité « à part » en raison de ses liens avec la saleté. Que raconte le linge sale ? Taché de sauce, de vin, de terre, de graisse, de rouille ou de charbon, il ne révèle que des activités publiques, faites par toutes et tous sans que cela ne soit problématique.

 

Mais souillé d’urine, de sueur, de pus, de sperme, de sang d’une blessure ou des règles, il devient le révélateur de l’intimité de la famille, des femmes jeunes ou âgées et le symbole de nombreux tabous. Tout se lit sur le linge sale et les taches délient les langues.

 

Impensable qu’un homme ne lave les linges tachés de sa mère, sa femme ou sa fille sans éprouver du dégoût ou de la honte. Impensable, tant ce geste est contraire à la morale.

 

 

Une barque-lavoir n’était pas qu’un lieu de travail, c’était aussi le théâtre de rencontres et de liberté, une sorte de double des cafés réservés majoritairement aux hommes. Sur les barques, les laveuses buvaient du café, de la limonade ou de la bière. Confinées au foyer ou soumises à l’autorité d’un mari devenu surpuissant grâce au Code civil de 1804, les femmes appréciaient ce lieu de travail où elles étaient majoritaires. Elles y parlaient de tout, sans gêne, sur un ton amusé ou virulent.

 

À Angers, un bateau amarré quai Gambetta en 1910 s’appelait d’ailleurs le Moulin à Paroles ! Dans ces espaces féminins, les réputations bonnes ou mauvaises s’y faisaient, s’y défaisaient et tout se répétait en écho. Les secrets s’y dévoilaient, les nouvelles s’y répandaient et des règlements de comptes s’y déroulaient parfois. Car si la solidarité était de mise, comme le dit le proverbe : « Au lavoir, on lave le linge, mais on salit les gens ».

 

 

Sous l’effet de la modernité et des projets d’adduction d’eau doublés de la volonté de lutter contre la pollution, dès le début du XXe siècle, les autorités envisagèrent la fin des barques-lavoirs.

 

Dès 1890, les autorités parisiennes avaient planifié leur disparition en ne renouvelant plus les concessions. Des mairies incitèrent à la construction de lavoirs municipaux puis des buanderies communes dans les sous-sols des immeubles de la ville. L’ambiance était moins joviale et l’espace plus restreint confinait les laveuses.

 

En 1930, la première machine à laver à moteur électrique fut exposée à la Foire de Paris. Son utilisation se démocratisa dans les années 1960 et envahit les foyers pour la plus grande joie de nombreuses femmes.

 

Symboles d’un autre temps, les barques-lavoirs disparurent, mais certaines firent de la résistance. À Nantes, la dernière barque fonctionna jusqu’en 1964. À Rennes, d’irréductibles laveuses en profitèrent jusqu’en décembre 1967. En disparaissant des quais, ces établissements et leurs traditions d’un autre temps s’effacèrent de la mémoire collective.

Liens utiles

  • Jules Moisy, Les lavoirs de Paris, 1884
  • Fernand Frachebois, « Les “poules d’eau” de la Plate : la vie d’une barque lavandière bisontine », in Barbizier, 2008, n°32, pages 46/74
  • Yves Fougerat, Bateaux-lavoirs et lavoirs : la longue et rude épopée des lavandières, s.l., Y.Fougerat, 2014


10/05/2021
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