Bienvenue dans mon Univers

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REGARDS SUR L'ENFANT DE L'ANTIQUITE A NOS JOURS

Scène familiale, art néolithique de Sefar, Algérie.

« Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris » ! Cette exclamation célèbre de Victor Hugo ne s’applique pas à toutes les époques.

Les civilisations de l’Antiquité ont souvent en effet réservé un sort peu enviable à l’enfant. Élevé dans des conditions souvent très dures, il pouvait à tout moment être jeté en sacrifice pour apaiser les divinités courroucées.

Isabelle Grégor

Premiers pas dans le monde

Cela semble évident : par « enfant », on désigne aujourd’hui le petit d’homme, de sa naissance au moment où il devient ingrat et poilu, c’est-à-dire à l’adolescence. Tel n’a pas toujours été le cas puisque ce mot vient du latin infans, c’est-à-dire « celui qui ne parle pas », qui babille, le bébé ou le bambin.

Ce premier âge de la vie a d’ailleurs inspiré un vocabulaire fort évocateur lié à la question de la propreté encore défaillante : pensons par exemple à « morveux » et autre « chiard », sans oublier le plus rare « trousse-pet ».

Pour les plus âgés, il était question chez les Latins de puer, repris pour former nos mots savants comme « puériculture » mais délaissé dans le langage courant où on préfère évoquer la vivacité des chers petits avec quelque « galopin », « biquet » ou « diablotin »

Traces de pas dans la boue, 3,5 millions d'années, Laetoli, Tanzanie.Leurs traces remontent à plus de 3,5 millions d’années dans la terre de Laetoli, en Tanzanie, à travers les empreintes de pas laissées par deux Australopithèques. Même si les interprétations varient, il est tentant d’y voir le souvenir d’un enfant cheminant aux côtés d’un adulte, le plus âgé guidant le plus jeune.

Cette image illustre la place que l’enfant occupait dès les temps les plus reculés : les nombreuses sépultures dédiées à de tout jeunes individus, voire à des nouveaux-nés (tombe du Moustier, 40 000 ans av. J.-C.), prouvent que ceux-ci faisaient déjà de la part du groupe l’objet d’attentions particulières, de protection, ou tout simplement d’affection.

Attendus avec impatience comme le montrent les nombreuses représentations des déesses-mères, ces enfants n'en étaient pas moins victimes d'une forte mortalité : au Paléolithique, 40 % des tombes concernent des bambins de moins de 11 ans.

Figures dessinées par des enfants du paléolithique, grotte de Rouffignac, Dordogne.Les survivants étaient vite associés aux activités de la « tribu » qui les initiait à la taille de pierre comme à la peinture sur les parois des grottes. C’est ainsi qu’on a trouvé à Rouffignac, en Dordogne, des traces de doigts laissées par des artistes en herbe certainement portés sur les épaules d’adultes.

Amour, protection et transmission : les grands principes de l’éducation sont déjà là !

La déesse Hathor donnant le sein à son fils Ihy, Mammisi (temple de la naissance) de Denderah, époque ptolémaïque et romaine, Egypte. Le pharaon offre un collier à Hathor. Derrière la déesse, Ihy est représenté une seconde fois, plus grand.

Une éducation collective à la dure

« Si un fils frappe son père, on lui coupera la main » (code d’Hammourabi, vers 1750 av. J.-C.). On ne plaisante pas à Babylone avec le respect des aînés ! La société est en effet construite autour de la cellule familiale, elle-même placée sous la toute-puissance du père qui peut même mettre un de ses enfants en gage le temps d’honorer une dette.

Une mère allaitant son enfant, musée d'égyptologie de Berlin, Allemagne.Au descendant d’assurer le bien-être de ses parents et le culte de tous les aïeux qui les ont précédés. On retrouve ces mêmes principes sur les bords du Nil où une famille nombreuse était synonyme de bénédiction comme de main-d’œuvre à bon compte.

Mais pour un foyer plein de rires, combien de deuils à traverser ! L’enfant survivant, prénommé « Le garçon que je désirais » ou « La jolie fille nous a rejoints », était allaité jusqu’à 3 ans, arborant pour pallier sa nudité une tresse sur le côté droit de la tête.

Il ne quittait guère alors les épaules de sa mère, au point que le papyrus d’Ani, issu d'une tombe de Thèbes (vers le XIIIe siècle av. J.-C.), appelle à la gratitude pour les bienfaits maternels : « Rends le double de la nourriture que ta mère a donnée, porte-la comme elle t’a porté. Tu as été pour elle une lourde charge, mais elle ne s’est pas lassée. Sa nuque te porta, elle te donna le sein pendant trois ans. Elle ne fut pas dégoûtée de ta malpropreté et ne se découragea pas disant : que faut-il encore faire ? ».

Puis c’est le début de l’école, pour les plus riches, ou des travaux en famille pour les autres jusqu’au mariage arrangé, vers 15 ans pour les filles.

Si l’amour pour les enfants est grand, l’autorité l’est tout autant, que l’on soit pauvre ou prince. Celui-ci ne doit-il pas « porter l’éventail à la gauche du roi », s’il le faut en le gardant en bandoulière au milieu de la bataille pour pouvoir combattre malgré tout ? Chacun à sa place !

Enfant lisant, détail d’une fresque de la villa des Mystères, vers 60 av. J.-C., Pompéi.

Un bon investissement

Diodore de Sicile, dans sa Bibliothèque universelle, évoque avec étonnement le mode d’éducation à l’égyptienne : « [Les prêtres égyptiens] élèvent leurs enfants à très peu de frais et dans une frugalité incroyable. Ils leur font cuire quelques herbes des plus communes, de la moelle du liber [tissu végétal] qu'on met sous la cendre ou bien ils leur donnent des choux ou des racines tantôt crues, tantôt bouillies et tantôt rôties. On les fait aller pieds nus et souvent même on les laisse aller tout nus dans tout le temps de leur enfance, la chaleur du climat rendant les habits moins nécessaires. Enfin on élève un enfant jusqu'à son adolescence sans qu'il en coûte en tout plus de vingt drachmes. C'est par là que le peuple de l'Égypte est en même temps le plus nombreux et le plus capable de grands travaux qui soit au monde. […] Nous avons déjà dit que tous les Égyptiens apprenaient de leurs parents mêmes le métier qu'ils trouvaient dans leur famille. Ainsi ils n'apprenaient pas tous à lire. Cela n'était permis qu'à ceux qui étaient destinés aux sciences par leur état. La lutte et la musique étaient des arts défendus chez eux, parce qu'à l'égard de la lutte, ils croyaient qu'elle pouvait nuire à la santé et qu'elle ne donnait au corps qu'une force passagère et dangereuse et à l'égard de la musique ils la regardaient non seulement comme inutile, mais encore comme contraire aux mœurs, parce qu'elle amollit l'âme » (Diodore de Sicile, Bibliothèque universelle, I-29, Ier siècle).

Un souverain tout-puissant : c’est bien ainsi qu’est considéré le père de famille chez les Grecs anciens puisque, comme l’explique Aristote, « l’autorité du père sur ses enfants […] est royale » (Politique I, IVe siècle av. J.-C.).

Femme et progéniture sont ses possessions, il peut les faire travailler pour lui, les abandonner, les vendre. Le jeune âge n’est en effet pas une protection pour tous ceux qui redoutent de connaître la cruauté des fers ou de la prostitution.

Fils d’esclaves, enfants abandonnés ou faits prisonniers pendant quelque guerre ne connaîtront pas la mise en nourrice et l’apprentissage de la tenue d’un foyer, pour les filles, ou de la citoyenneté auprès d’un pédagogue, pour les garçons les plus avantagés d’Athènes.

L’éducation, selon Périclès, repose sur des principes simples : « Nous combinons l'amour du beau avec la simplicité de la vie, et nous philosophons sans être amollis » (Thucydide, Oraison funèbre de Périclès, IVe siècle av. J.-C.).

Le jeune Héraclès nu, assis sur un autel, tenant sa massue, 450-400 av. J.-C., musée régional archéologique de Palerme, Italie.Le célèbre homme d’État souhaite ici en fait marquer sa différence avec les us de sa cité rivale, Sparte.

Pour le petit Spartiate en effet comme pour ses sœurs, l'entrée dans l'âge adulte relève du parcours du combattant.

Tête rasée et pieds nus, ils doivent chercher eux-mêmes une nourriture forcément frugale, lutter contre le froid à l’aide d’un seul vêtement annuel, suivre un dur entraînement sportif obligatoire au sein de groupes baptisés agelai (« troupeaux »)… « Leur éducation visait à leur apprendre à bien obéir, à endurer l’effort et à mourir au combat. » (Plutarque, Vies parallèles des hommes illustres, I, début du IIe siècle).

Pour comprendre jusqu’où allait cette soumission totale, souvenons-nous de l’épisode du renard : « l'un d'entre eux, dit-on, qui avait dérobé un renardeau et le cachait dans son manteau, se laissa, pour ne pas être pris, déchirer le ventre par les griffes et les dents de l'animal sans broncher : il en mourut » (Plutarque, Vies parallèles des hommes illustres, I).

Une belle abnégation qui ne permit pas à la terrible armée lacédémonienne de triompher, mais qui marqua à jamais les esprits. Si tu n’es pas sage, je t’envoie à Sparte !

Une vie bien spartiate

« Un père n'était pas maître d'élever son enfant. Dès qu'il était né, il le portait dans un lieu appelé Lesché, où s'assemblaient les plus anciens de chaque tribu. Ils le visitaient et s'il était bien conformé, s'il annonçait de la vigueur, ils ordonnaient qu'on le nourrit, et lui assignaient pour son héritage une des neuf mille parts de terre. S'il était contrefait ou d'une faible complexion, ils le faisaient jeter dans un gouffre voisin du mont Taygète, et qu'on appelait les Apothètes. Ils pensaient qu'étant destiné dès sa naissance à n'avoir ni force ni santé, il n'était avantageux ni pour lui-même, ni pour l'État, de le laisser vivre. Les sages-femmes, pour éprouver leur constitution, ne les lavaient point avec de l’eau, mais avec du vin ; car ceux qui sont épileptiques et maladifs ne pouvant, dit-on, soutenir la force de cette liqueur, tombent dans le marasme et meurent. […]
Parvenus à l'âge de douze ans, ils ne portaient plus de tunique, et on ne leur donnait par an qu'un simple manteau. Ils étaient toujours sales, et ne se baignaient ni ne se parfumaient jamais, excepté certains jours de l'année où cette douceur leur était permise. Chaque bande couchait dans la même salle, sur des paillasses qu'ils faisaient eux-mêmes avec les bouts des roseaux qui croissent sur les bords de l'Eurotas, et qu'ils cueillaient en les rompant avec leurs mains, sans se servir d'aucun instrument » (Plutarque, Vies parallèles des hommes illustres, I, début du IIe siècle).

Fouet votif en bronze provenant du sanctuaire d'Apollon Korythos à Longas, en Pylie. Utilisé lors d’un rite religieux de passage pour les jeunes garçons, musée archéologique national, Athènes, Grèce.

L’adoption à la romaine : l’intérêt du père avant tout

Passer d’une famille à une autre était chose banale, à Rome. Tel fils d’esclave était ainsi choisi comme un jouet décoratif pour devenir pueri delicati (« charmants petits ») et divertir par ses babillages une riche maison ; ou, sort plus enviable, tel jeune garçon était « donné » par le paterfamilias à un ami ou un parent, pour devenir son fils adoptif.

Tout citoyen pouvait ainsi faire entrer dans son foyer un nouveau membre, généralement déjà adulte. Comme un mariage, cette pratique totalement légale créait des liens forts entre deux familles, ce qui explique que les plus puissants n’ont pas hésité à utiliser cette procédure pour asseoir leur pouvoir.

Parmi les exemples les plus célèbres, citons Octave, le futur Auguste , adopté par son grand-oncle Jules César, en mal de descendance légitime. Auguste ne dut pas être trop traumatisé par la pratique puisque devenu empereur, il adopta tour à tour trois de ses petits-fils pour tenter d’assurer sa succession et incita les Romains à l’imiter en rognant les droits des célibataires sans descendance.

Bien entendu, toutes ces tractations se faisaient sans demander l’accord de la mère et de l’enfant.

« Il le pleure comme pas un »

Pline le Jeune nous décrit, non sans ironie, la douleur de son ami Régulus à la mort de son fils.
« Régulus a perdu son fils, seul malheur dont il fût indigne, malheur qui sans doute n'en est pas un pour lui. C'était un enfant d'un esprit vif, mais louche, qui eût pourtant pu suivre le droit chemin s'il n'eût ressemblé à son père. [ …] Cependant l'ayant perdu il pleure bruyamment. L'enfant avait quantité de poneys gaulois pour l'attelage et l'équitation, il avait de grands et de petits chiens, il avait des rossignols, des perroquets, des merles ; Régulus fit tuer tout cela autour du bûcher. Ce n'était pas chagrin, mais étalage de chagrin. On ne saurait croire quelle foule l'entoure. […] Il a décidé de pleurer son fils, il le pleure comme pas un. Il a décidé de faire faire de lui statues et portraits en abondance, il y travaille dans tous les ateliers, il le fait représenter par la couleur, représenter en cire, représenter en bronze, représenter en argent, représenter en or, en ivoire, en marbre. Et lui de son côté vient de lire en présence d'une immense assistance qu'il avait invitée l'éloge de sa vie, l'éloge de la vie d'un enfant ! N'empêche qu'il l'a lu. Le morceau de plus ayant été copié à des milliers d'exemplaires, il l'a envoyé dans toute l'Italie et dans les provinces ; il a écrit officiellement aux conseillers des villes de choisir celui d'entre eux qui aurait la plus belle voix pour en donner lecture au public : on l'a fait » (Pline le Jeune, Lettres, Ier siècle ap. J.-C.).

Le sacrifice d’Isaac, fresque paléochrétienne vers 320, Via Latina, Rome.

Les enfants sacrifiés

L’âge de la victime n’a jamais arrêté la main des sacrificateurs. Que ce soit dans les mythes comme dans l’Histoire, on trouve nombre de scènes sanglantes destinées le plus souvent à apaiser les dieux dans une société en danger.

Agamemnon n’hésita guère à envisager la mort de sa fille Iphigénie pour pouvoir entreprendre la guerre contre Troie, tout comme Abraham qui se dit prêt à immoler son Isaac pour plaire à Dieu.

La substitution des victimes par une biche ou un bélier ne doit pas faire oublier que la mise à mort du premier-né a été relativement courante dans l’Antiquité, au point que la Torah hébraïque la condamne à plusieurs reprises.

On peut également penser à différents épisodes bibliques comme par exemple la dernière des plaies d’Égypte annoncées par Moïse (« Tous les premiers-nés moururent dans le pays d’Égypte », Exode) ou encore le massacre des Innocents ordonné par Hérode pour contrer l’arrivée du Christ.

Mais c’est dans l’Ancien Testament que l’on trouve une allusion directe au sacrifice des enfants : « [Le roi] profana le Tophèt de la vallée de Ben-Hinnom [à proximité de Jérusalem], pour que personne ne fît plus passer son fils ou sa fille par le feu en l'honneur de Molek ».

Les Cananéens, premiers habitants du Proche-Orient, ont-ils vraiment sacrifié des enfants à un dieu dénommé Moloch ? Le doute reste permis, tout comme on n’est plus trop sûr aujourd’hui de la réalité des bûchers d’enfants qui se seraient déroulés près de Carthage, tels que les décrit Diodore de Sicile : « [Les Carthaginois] décrétèrent donc une grande solennité dans laquelle devaient être sacrifiés deux cents enfants, choisis dans les familles les illustres […]. Il y avait une statue d'airain représentant Saturne, les mains étendues et inclinées vers la terre, de manière que l'enfant, qui y était placé, roulait et allait tomber dans un gouffre rempli de feu » (Bibliothèque historique, III, Ier siècle).

Aucun doute par contre n’est permis sur le sort réservé aux petites victimes aztèques dont l’énergie devait nourrir les dieux au cours d’une cérémonie grandiose.

« Comme une goutte d’eau sur une plaque rougie… »

L’idole Moloch, « Les vieux sanctuaires juifs », Johann Lund’s, 1711-1738. Dans Salammbô, Gustave Flaubert fait revivre Carthage et, bien sûr, prend soin de décrire les sacrifices offerts à Moloch…
« Les bras d'airain allaient plus vite. Ils ne s'arrêtaient plus. Chaque fois que l'on y posait un enfant, les prêtres de Moloch étendaient la main sur lui, pour le charger des crimes du peuple, en vociférant : "Ce ne sont pas des hommes, mais des bœufs !" et la multitude à l'entour répétait : "Des bœufs ! Des bœufs !" […]
Les victimes à peine au bord de l'ouverture disparaissaient comme une goutte d'eau sur une plaque rougie, et une fumée blanche montait dans la grande couleur écarlate.
Cependant l'appétit du Dieu ne s'apaisait pas. Il en voulait toujours. Afin de lui en fournir davantage, on les empila sur ses mains avec une grosse chaîne par-dessus, qui les retenait.
Des dévots au commencement avaient voulu les compter, pour voir si leur nombre correspondait aux jours de l'année solaire ; mais on en mit d'autres, et il était impossible de les distinguer dans le mouvement vertigineux des horribles bras. Cela dura longtemps, indéfiniment, jusqu'au soir. Puis les parois intérieures prirent un éclat plus sombre. Alors on aperçut des chairs qui brûlaient. Quelques-uns même croyaient reconnaître des cheveux, des membres, des corps entiers »
(Gustave Flaubert, Salammbô, 1862).

Rituel du sacrifice humain aztèque, XVI e siècle, Codex Magliabechiano, Fondation pour la recherche des études mésoaméricaines, Los Angeles, États-Unis.

Enfants abandonnés ou exposés

On connaît leurs histoires : Œdipe, désigné par un oracle comme une menace pour ses parents, est abandonné au berceau, tout comme le seront Pâris, Moïse ou encore les jumeaux Remus et Romulus.

Médée tuant l'un de ses enfants. Face d'une amphore à col à figures rouges campanienne, Capoue, vers 330 av. J.-C., musée du Louvre, Paris.S’ils s’en tirent finalement à bon compte, ces héros au destin commencé sous les pires augures nous rappellent que dans l'antiquité grecque comme romaine, abandonner un enfant était non seulement permis mais courant.

Naître, c’est d’abord risquer l’exposition, c’est-à-dire l’abandon sur décision du père, chef tout-puissant de la famille. Cette coutume s’était développée dans les bonnes maisons où l’on avait à cœur de ne pas s’encombrer de filles à doter ou de garçons qui ne deviendraient citoyens qu’après un long et coûteux apprentissage.

Quant aux bébés mal-formés, ils avaient peu de chances de survie : « Ce n'est pas la colère, c'est la raison qui veut qu'on retranche de ce qui est sain ce qui ne l'est pas » justifie Sénèque (De la Colère, I, Ier siècle ap. J.-C.).

Si la décision a été prise de rejeter l’enfant, il suffit d’envoyer les femmes le déposer dans un coin de la rue ou sur une décharge. Le prenne qui voudra ! On se doute que les marchands d’esclaves étaient à l’affût, même s’ils représentaient un danger bien moindre que la faim et les chiens errants.

Il faudra attendre l’empereur  Justinien pour qu’au VIe siècle cette pratique disparaisse enfin et que le monde romain se montre aussi attentif à sa progéniture que les autres peuples de l’antiquité, qualifiés pourtant de « barbares ».

Un crime !

Philosophe issu de la communauté juive où l’exposition des enfants est interdite, Philon d’Alexandrie exprime ici toute son indignation :
« Les uns exécutent le crime de leur propre main et, poussés par leur sauvagerie et leur effrayante insensibilité, étouffent, suffoquent les nouveaux-nés dès qu’ils respirent ; d’autres les jettent dans une rivière ou dans les profondeurs de la mer, après avoir accroché leur corps à un objet lourd afin que ce corps les fasse aller plus rapidement par le fond ; d’autres encore vont les exposer dans un endroit désert pour leur donner soi-disant une chance de salut, mais les livrant en réalité aux plus cruels des malheurs. Car tous les fauves friands de chair humaine viennent en toute liberté hanter les lieux et faire chère lie aux dépens des nouveaux-nés, morceau de choix que leur apprêtent les seuls protecteurs des enfants, ceux qui devaient les préserver au premier chef, je veux dire le père et la mère. Et les restes font les délices des oiseaux carnassiers descendus du ciel. » (Des Lois spéciales, III, Ier siècle ap. J.-C.)

Le Massacre des Innocents, manuscrit du Xe siècle, verso du folio 15 du codex Egberti, archevêché de Trèves, Allemagne.

S’il échappe au premier piège de l’exposition qui le guette aussi du côté de Rome, l’enfant latin est confié à la « vice-famille » de la nourrice, idéalement grecque et installée à la campagne, d’une importance telle que l’on dit qu’« un enfant aimera les rides de sa nourrice, et fuira la vue de sa mère » (Ausone, Idylles, IVe siècle ap. J.-C.).

Elle s’efforcera de le protéger des nombreuses maladies infantiles et lui donnera avec l’aide d’un pédagogue les premiers rudiments d’éducation. À 12 ans, les filles sont prêtes à être mariées tandis que les garçons doivent continuer à s'angoisser en se rendant en classe, comme en témoigne ce conseil de l’écrivain Ausone à son petit-fils : « Ne tremble pas, malgré les coups nombreux qui retentissent dans la classe et la mine rechignée de ton vieux précepteur » (Idylles, IVe siècle ap. J.-C.) !

L’écolier commence à souffler le jour des liberalia, vers seize ans : il peut quitter sa « toge prétexte » pour revêtir la « toge virile » et ainsi passer à l’âge adulte, sans aucun regret. On dit alors qu’il « quitte les noix », c’est-à-dire qu’il abandonne ces sacs de fruits qui lui ont longtemps servi de jouets.

Commence le temps de la belle vie, période d’insouciance s’étendant jusqu’au mariage et dont profitent pleinement les jeunes gens en semant la panique dans les rues à la nuit tombée. Est-ce une façon d’exorciser une enfance trop souvent malheureuse ?

L’Antiquité a été bien dure pour ses rejetons qu’elle considérait le plus souvent avec une belle indifférence comme d’inintéressants individus en devenir.  Saint Augustin, traumatisé à vie par ses jeunes années, a ainsi affirmé qu’il préférait mourir que de redevenir enfant ! Un tournant va heureusement s'amorcer au début de l'ère chrétienne.

 

L'entrée dans l'ère chrétienne bouleverse la vision portée sur l’enfant. Celui-ci n'est plus un gêneur que l'on abandonne, expose ou sacrifie . Instruits par le Nouveau Testament, le clergé et les élites le regardent désormais, dans sa fragilité et son innocence, comme un préposé au Royaume de Dieu.

Les artistes ne s’y trompent pas en privilégiant les scènes de tendresse entre le fils du Créateur et ses proches.

Isabelle Grégor

Christ bénissant les enfants, vers 1545, Lucas Cranach Le Jeune, New York, Metropolitan Museum of Art.

L'enfant, symbole d'innocence

Jésus lui-même ne cesse de valoriser le jeune âge, synonyme d’innocence : « Laissez venir à moi les petits enfants ! Ne les empêchez pas, car c'est à leurs pareils qu'appartient le Royaume de Dieu » (Évangile de saint Marc, Ier siècle).

Le puer (qui viendrait du latin puritas, « pureté ») est vu comme un être à part, semblable aux anges auxquels il va donner son apparence. Son innocence en fait un intermédiaire tout trouvé entre l’homme et Dieu, et il n’est donc pas étonnant qu’à partir du XIIe siècle le culte de l’enfant Jésus se développe avec le point d’orgue des fêtes de Noël.

C’est aussi à cette époque que l’on s’inquiète du sort des nouveaux-nés non baptisés et donc condamnés à l’Enfer, puisqu’ils sont comme tout un chacun marqués par le péché originel.

Pour éviter cette cruauté, on commence à évoquer les limbes (« bordures »), lieu un peu flou qui leur éviterait les tourments éternels sans pour autant que leur soit accordé l’accès au Paradis. Cette création montre toute la bienveillance accordée à l’enfant au Moyen Âge, même si la réalité était moins douce.

Pour le monde médiéval en effet, l’enfant reste un petit être inachevé qu’il va falloir rapidement modeler. On commence par l’enfermer dans un cocon en l’emmaillotant de la tête aux pieds pour lui éviter toute liberté de mouvement afin qu’il ne déforme pas ses petits membres.

Présentation de Jésus au Temple, Giovanni Bellini, 1460, Pinacothèque Querini-Stampalia, Venise.

Quelle tranquillité aussi pour les parents ! Et tant mieux si la crasse s’y complaît puisqu’il était entendu jusqu'au XVIIe siècle qu’elle avait un rôle protecteur. On comprend mieux que le taux de mortalité infantile est longtemps resté très élevé et que les familles ne s’attachent guère à ces « pouparts » trop fragiles (dans l’Ancien Régime, un enfant sur quatre meurt dans ses premiers mois et près de la moitié n'atteignent pas l'âge adulte).

« J’ai perdu deux ou trois enfants en nourrice, non sans regrets, mais sans fâcherie » fera dire Molière à son Malade imaginaire, preuve que ce sentiment a longtemps perduré. On ne voit souvent dans l’enfant qu’une source de distraction, un « passe-temps, comme des guenons, non comme des hommes » (Montaigne, Essais, XVIe siècle).

Vierge avec le Christ endormi, Andrea Mantegna, 1465, Berlin, Gemäldegalerie. Le garçon ne commence sa véritable existence qu’à sept ans, le fameux « âge de raison » où il peut enfin apprendre et obéir. Il est alors poussé vers la condition adulte en assimilant le métier de son père ou en intégrant un monastère.

Dans la société féodale, le monastère est un refuge pour beaucoup d'enfants pauvres et une voie d'ascension prestigieuse pour les plus doués. C’est ainsi que le jeune Gerbert, fils de paysans, fut accueilli à douze ans chez les bénédictins d’Aurillac, début d’un parcours qui le conduisit à la papauté en 999 sous le nom de Sylvestre II.

Les garçons de milieux nobles poursuivent leur formation sous l’autorité d’un pédagogue jusqu’à dix ans, lorsqu'ils doivent acquérir les valeurs chevaleresques.

Du côté des filles, la fausse étymologie de mulier (« femme ») qui, selon certains malintentionnés, viendrait de mollis aer (« air mou »), montre à quel point on ne montrait que peu d’intérêt pour leur devenir. Elles devaient se contenter de devenir gracieuses et honnêtes en attendant le mariage ou l’entrée au couvent.

N’en déduisons pas que les enfants n’étaient pas aimés : les nombreuses images de Marie - mais aussi de Joseph « redécouvert » à la fin du Moyen Âge - nous prouvent que complicité et tendresse au cœur de la famille étaient des valeurs importantes pour tous.

Cérémonie de confirmation d'un jeune chrétien, guidé par son père, son parrain et un clerc, Le dyalogue dou pere et dou filz, France, XIVe siècle, Paris, BnF, département des Manuscrits.

Des enfants sur la route de Jérusalem ?

En 1212, deux croisades populaires partent d’Allemagne et de France pour rejoindre la Terre sainte. Elles sont composées de pueri, terme que l’on peut traduire par « enfants » mais aussi par « miséreux », laissant le doute sur l’âge véritable des participants au cortège.
« Cette année, il y eut une expédition assez miraculeuse d'enfants venus de partout. Lorsqu'ils furent environ 30 000, ils allèrent à Marseille, voulant traverser la mer pour lutter contre les Sarrasins. Les ribauds et d'autres hommes mauvais qui s'étaient joints à eux souillèrent toute l'armée, de telle sorte que pendant que certains périssaient en mer, et que d'autres étaient vendus, seuls quelques-uns d'une telle multitude rentrèrent chez eux. […] On dit que ceux qui trahirent ces enfants furent Hugues Ferreus et Guillaume Porcus, marchands de Marseille. Comme ils étaient capitaines de navires, ils étaient censés les transporter gratuitement outre-mer pour la cause de Dieu, comme ils le leur avaient promis. Ils remplirent sept grands navires avec eux ; et après deux jours de voyage, une tempête se leva, deux navires furent perdus, et tous les enfants à bord noyés. Les traîtres pendant ce temps conduisirent les cinq autres navires à Bourgie et Alexandrie, et là vendirent tous ces enfants. Dix-huit ans après l'expédition, ajoute mon informateur, Mascemuch d'Alexandrie en possédait toujours sept cents, non plus des enfants mais des hommes faits » (Alberyc de Trois-Fontaines, Chronique, 1232).

La Vierge et deux anges, Sandro botticelli, vers 1468, musée nationale de Capodimonte, Naples, Italie.

Gentil géant et petits anges

Avant le XVIe siècle, on ne trouve hors contexte religieux que très peu de représentations d’enfants en bas âge, comme si l’on attendait d’être sûr de leur survie pour songer à en garder le souvenir. Mais avec les progrès de la sensibilité, on commence à regarder autrement ces créatures étranges.

Ce ne sont plus de futurs adultes dont il faut attendre patiemment l’évolution, ce sont des individus qu’il faut former. Se multiplient à la Renaissance les traités pédagogiques donnant des conseils aussi bien pour l'apprentissage  des humanités (langues anciennes) que de la vie en société, avec une attention inédite donnée à la condition physique. C’est le retour du principe antique : « Un esprit sain dans un corps sain » (Juvénal, Ier siècle) !

Et voici comment le jeune Gargantua se retrouva avec un emploi du temps qui ferait peur à nombre de nos écoliers : lecture, arithmétique, astronomie, musique… Il doit tout maîtriser pour devenir un homme complet, image en devenir de « l’honnête homme » du XVIIe siècle. Dans le même temps, en 1548, Ignace de Loyola ouvre à Messine le premier collège jésuite où discipline rime avec religion et connaissance des textes de l’Antiquité.

Certes, on continue à voir dans les tout-petits des objets de divertissement, mais l’épisode devenu légendaire du « bon roi »  Henri IV à quatre pattes avec ses enfants sur le dos illustre à quel point même le plus grand des souverains ne craint plus de montrer toute son affection. Les angelots entament leur conquête des églises.

Le dyalogue dou pere et dou filz, France, XIVe siècle, Paris, BnF, département des Manuscrits. Le père apparaît ici comme éducateur et donneur de leçons.

Comment devenir un parfait humaniste

« Gargantua se réveillait donc vers quatre heures du matin. Pendant qu’on l’astiquait, on lui lisait une page de la divine Écriture, à haute et intelligible voix et avec une diction claire ; mission confiée à un jeune page natif de Basché, nommé Anagnostes. En fonction du thème et du sujet de ce passage, il se consacrait à vénérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu, dont la lecture montrait la majesté et le jugement merveilleux. Puis il se retirait aux lieux d’aisances pour se purger de ses excréments naturels. Là son précepteur répétait ce qui avait été lu en lui expliquant les points les plus obscurs et difficiles. En revenant, ils considéraient l’état du ciel : s’il se présentait comme ils l’avaient noté le soir précédent, dans quelle partie du zodiaque entraient le soleil et la lune pour la journée. Cela fait, il était habillé, peigné, coiffé, adorné [embelli] et parfumé ; pendant ce temps on lui répétait les leçons de la veille. Lui-même les récitait par cœur et en tirait quelques conclusions pratiques sur la condition humaine ; ils y passaient parfois jusqu’à deux ou trois heures, mais d’habitude ils s’arrêtaient lorsqu’il avait fini de s’habiller. Puis pendant trois bonnes heures on lui faisait la lecture.
Cela fait, ils sortaient, en conversant toujours du sujet de la leçon et allaient se récréer [se détendre] au Jeu de Paume du Grand Braque ou dans une prairie ; ils jouaient à la balle ou à la paume, s’exerçant le corps aussi lestement qu’ils l’avaient fait auparavant de leur esprit. […]
Ainsi, il se prit de passion pour la science des nombres, et tous les jours, après dîner et souper, ils y passaient leur temps aussi agréablement qu’il le faisait avant avec des dés ou les cartes. […] Et [il n'étudiait] pas seulement l’arithmétique, mais des autres branches des mathématiques, comme la géométrie, l’astronomie et la musique ; en effet, en attendant l’assimilation et la digestion du repas, ils réalisaient mille joyeux ensembles et figures de géométrie, et de même pratiquaient les règles de l’astronomie. Après, ils s’amusaient à chanter avec accompagnement de musique à quatre ou cinq parties, ou avec des variations libres sur un thème »
(François Rabelais, Gargantua, 1534).

 

Une mutation s’opère au XVIIe siècle. Après avoir été  vénéré au Moyen Âge, l’enfant devient un objet d’affection filiale et son éducation mobilise des efforts croissants. 

La société occidentale lui accorde un statut d'adulte en devenir, premier signe d’une mutation profonde que les siècles suivants poursuivront dans des proportions inédites.

Isabelle Grégor

Visite à la nourrice, Jean-Honoré Fragonard, 1775, Washington, National Gallery of Art, États-Unis.

Un soin permanent

« La patience et l’éducation corrigent bien des défauts »
« Une Ourse avait un petit Ours qui venait de naître. Il était horriblement laid. On ne reconnaissait en lui aucune figure d’animal : c’était une masse informe et hideuse. L’Ourse, toute honteuse d’avoir un tel fils, va trouver sa voisine la Corneille, qui faisait grand bruit par son caquet sous un arbre : " Que ferai-je, lui dit-elle, ma bonne commère, de ce petit monstre ? J’ai envie de l’étrangler.
— Gardez-vous en bien, dit la causeuse, j’ai vu d’autres Ourses dans le même embarras que vous. Allez, léchez doucement votre fils ; il sera bientôt joli, mignon et propre à vous faire honneur. "
La mère crut facilement ce qu’on lui disait en faveur de son fils. Elle eut la patience de le lécher longtemps. Enfin il commença à devenir moins difforme, et elle alla remercier la Corneille en ces termes : " Si vous n’eussiez modéré mon impatience, j’aurais cruellement déchiré mon fils, qui fait maintenant tout le plaisir de ma vie. "
Oh ! que l’impatience empêche de biens et cause de maux ! » (Fénelon, Fables, 1712)

Benoît Agnès Trioson regardant des figures dans un livre, Anne-Louis Girodet-Trioson, 1797, musée Girodet, Montargis.L’image du petit ourson que sa mère embellit et aide à grandir jour après jour illustre la conception de l’éducation au XVIIe siècle : il faut modeler patiemment ce petit cerveau tout mou !

À l’aube de ce que l’on a aussi surnommé le Siècle de l’éducation, le futur  Louis XIV  bénéficie des efforts de divers précepteurs, chacun maîtrisant un domaine précis comme le montrera Le Bourgeois gentilhomme de Molière  (1670).

Ballet Ces spécialistes de l’histoire, des arts ou de la religion, ces maîtres de musique ou d’escrime mais surtout ces professeurs de danse vont apporter au petit héritier du trône connaissances et adresse, aussi bien dans l’exécution des menuets qu'en matière de décisions politiques.

Devenu roi, Louis XIV confie son petit-fils à Fénelon dont la méthode consiste à donner de bons modèles à l’enfant pour qu’il agisse par imitation. C’est pourquoi, dans son célèbre roman d’apprentissage Télémaque (1699), il associe à son jeune héros un précepteur plein de sagesse, Mentor.

Mais tous les enfants n’ont pas la chance d’avoir un enseignant à domicile : la plupart de ceux qui ont accès à l'éducation doivent se rendre à l’école dont le réseau ne cesse de se densifier, pour le plus grand contentement des parents à une époque où la famille resserre ses liens.

Notons cependant que les petites filles, malgré l’expérience du pensionnat des Demoiselles de Saint-Cyr créé par  Madame de Maintenon en 1684, devront encore attendre pour sortir de chez elles !

Quel gamin, ce Louis !

Portrait de Louis XIV enfant, âgé de six ans, Philippe de Champaigne, 1644, musée du Louvre, Paris.Nous disposons avec les mémoires de Pierre de La Porte, premier valet de chambre du futur Louis XIV, un témoignage plein de vie sur l’enfance du roi.
« Un jour à Rueil ayant remarqué qu’en tous ses jeux il faisait le personnage du valet, je me mis dans son fauteuil et me couvris, ce qu’il trouva si mauvais qu’il alla se plaindre à la reine, ce que je souhaitais, aussitôt elle me fit appeler. Je lui dis que puisque le roi faisait mon métier, il était raisonnable que je fisse le sien et que je ne perdrais rien au change, qu’il faisait toujours le valet dans ses divertissements et que c’était un mauvais préjugé. La reine, qu’on avait pas encore prévenue là-dessus, lui en fit une rude réprimande. […] après s’être déshabillé pour se coucher, il se mit à faire cent sauts et cent culbutes sur son lit avant de se mettre dedans ; mais enfin il en fit une si grande qu’il alla de l’autre côté du lit à la renverse se donner de la tête contre l’estrade, dont le coup retentit si fort que je ne savais qu’en croire. Je courus aussitôt au roi et, l’ayant reporté sur son lit, il se trouva que ce n’était rien qu’une légère blessure, le tapis de pied ayant paré le coup ; en sorte que Sa Majesté eut moins de mal de sa blessure que M. le gouverneur [de Villeroy] de la peur, dont il fut tellement saisi qu’il demeura un quart d’heure sans pouvoir remuer de sa place » (Pierre de La Porte, Mémoires, 1649).

Portrait de Marc-Étienne Quatremère et sa famille, Nicolas-Bernard Lépicié, 1780, musée du Louvre, Paris.

« Respectez l’enfance » ! (Rousseau)

Le XVIIIe siècle va accentuer le virage amorcé au XVIIe. On se penche enfin avec intérêt sur ce petit qui traîne dans nos pattes, on l’observe, on le teste. L’enfant ignoré, incapable de faire preuve de raison et de se tourner vers Dieu, devient l’enfant-roi désiré et choyé par toute sa famille.

Cette évolution vient en grande partie des hommes d’Église qui valorisent l’image de l’enfant Jésus tout en multipliant les innovations en matière d’instruction, en particulier chez les jésuites , pédagogues hors pair.

Portrait du jeune Henri Bertholet-Campan avec son chien Aline, Adolf Ulrik Wertmüller, 1786, musée national de Stockolm, Suède.Au milieu du siècle, ce sont les philosophes des Lumières qui, aspirant au bonheur pour tous, s’interrogent sur la meilleure façon d’y parvenir en donnant toutes les chances aux futurs adultes.

On refuse désormais la fatalité des décès précoces : c’est ainsi que pendant près de vingt-cinq ans, Madame du Coudray a parcouru les routes, mannequin sous le bras, pour éclairer les matrones sur les mystères de la physionomie féminine.

Il faut aussi limiter les naissances pour mieux s’occuper du bambin et l’élever selon les principes du « best-seller » de l’époque, L’Émile de Jean-Jacques Rousseau (1772).

Fini l’adulte en réduction : l’enfant doit être considéré simplement comme... un enfant ! Il suffit de cultiver lentement ses instincts naturels tout en respectant sa liberté et son innocence.

Plus d’emmaillotage et de corsets, de châtiments corporels et de larmes, le corps est amené à se développer en toute autonomie loin des livres, que Rousseau lui-même prétend détester.

C’est pourtant à cette époque que paraissent en Angleterre les premiers ouvrages de loisir destinés spécifiquement aux enfants, même si fables et contes avaient déjà ouvert la voie au siècle précédent. Avec la mort dramatique de Paul et Virginie, les héros parfaits de Bernardin de Saint-Pierre (1787), c’est la France entière qui sanglote et s’empresse de cajoler sa progéniture.

Le ballon, Felix Valloton, 1899, musée d'Orsay, Paris.

Un esclavage à abolir

Voici quelques conseils d'éducation proposés par Jean-Jacques Rousseau. Rappelons que, pur théoricien, lui-même dit avoir abandonné ses cinq enfants du temps où il était sous l'empire de la nécessité...
« […] au lieu de le laisser croupir dans l’air usé d’une chambre, qu’on le mène journellement au milieu d’un pré. Là, qu’il coure, qu’il s’ébatte, qu’il tombe cent fois le jour, tant mieux : il en apprendra plus tôt à se relever. Le bien-être de la liberté rachète beaucoup de blessures. Mon élève aura souvent des contusions ; en revanche, il sera toujours gai. Si les vôtres en ont moins, ils sont toujours contrariés, toujours enchaînés, toujours tristes. Je doute que le profit soit de leur côté. […].
Comment voir sans indignation de pauvres infortunés soumis à un joug insupportable et condamnés à des travaux continuels comme des galériens, sans être assuré que tant de soins leur seront jamais utiles ! L’âge de la gaieté se passe au milieu des pleurs, des châtiments, des menaces, de l’esclavage. On tourmente le malheureux pour son bien ; et l’on ne voit pas la mort qu’on appelle, et qui va le saisir au milieu de ce triste appareil. Qui sait combien d’enfants périssent victimes de l’extravagante sagesse d’un père ou d’un maître ? Heureux d’échapper à sa cruauté, le seul avantage qu’ils tirent des maux qu’il leur a fait souffrir est de mourir sans regretter la vie, dont ils n’ont connu que les tourments.
Hommes, soyez humains, c’est votre premier devoir. […] Aimez l’enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de vous n’a pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur les lèvres, et où l’âme est toujours en paix ? »
(Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, 1772)

La Mort de Bara en 1793, Jean-Joseph Weerts, 1880, Paris, musée d’Orsay.

Infants et paysans à égalité

C’est la Révolution ! Le 20 septembre 1792, l’Assemblée législative ajoute une petite ligne dans ses nouvelles lois : « Toute personne âgée de vingt et un ans accomplis est majeure ». Banal, me direz-vous ; chez les Romains, les citoyens devaient attendre vingt-cinq ans pour faire valoir leur droits. Alors, en quoi gagner quelques années est-il primordial ?

Les Petits Patriotes, Philippe-Auguste Jeanron, 1830,  musée des beaux-arts de Caen.En fait, ce n’est pas l’âge qui est ici important mais le fait que la mesure s'applique à tous les citoyens sans exception, alors que, sous l’Ancien Régime, la majorité royale était par exemple fixée à treize ans et un jour.

Dans le même temps, il s’agit de limiter l’autorité paternelle quitte à introduire une prise en charge par l’État des nécessiteux.

L’Assemblée, à un moment où le pays est en grand péril, a aussi dans l’idée de faciliter le recrutement de nouveaux soldats même si ceux-ci n’ont guère de poils au menton. 

Cette précocité ne scandalise pas ceux qui ont l’habitude de croiser dans les ports de très jeunes mousses et de voir les « enfants de troupes », fils de cantinières ou prostituées, suivre les régiments comme domestiques ou tambours.

Mais parce que l’enfant est aussi devenu le symbole de l’innocence, Robespierre n’hésite pas en décembre 1793 à s’emparer de la mort du petit Joseph Bara, tué par des Vendéens, pour « exciter dans les jeunes cœurs l’amour de la gloire, de la patrie et de la vertu [et] pour préparer les prodiges qu’opérera la génération naissante » (Discours à la Convention nationale, 28 décembre 1793).

Rien à voir, notons-le, avec la disparition discrète de Louis XVII , dix ans, seul héritier survivant des rois de France, victime de l’isolement et des mauvais traitements dans une cellule du Temple.

La Chasse aux Papillons, Berthe Morisot, 1874, musée d'Orsay, Paris.

« Le vert paradis des amours enfantines » (Charles Baudelaire)

Pour les poètes romantiques du début du XIXe siècle, déboussolés par une époque qui ne répond pas à leurs attentes, l’enfance se fait refuge et paradis perdu. « Qui me rendra ce jour où la vie a des ailes ? » (Marceline Desbordes-Valmore, 1833).

Le roi de Rome endormi sur les genoux de son père dans son cabinet de travail des Tuileries, œuvre présumée de Jean-Baptiste Isabey, 1815, musée national des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau.Poussé par la nostalgie, on se rapproche de ces enfants qui représentent un idéal d’innocence disparue à jamais ou, pour les croyants, le « Dieu visible » cher à Victor Hugo. On sait à quel point celui-ci était proche de ses enfants, et combien il a été marqué par la mort tragique de sa fille Léopoldine. Avec son fameux poème  "demain dès l'aube" , il n’hésite pas à exprimer cette nouvelle forme d’amour qui ne se cache plus, tout au contraire.

On entoure les enfants, on partage leurs promenades, on cherche à leur faire plaisir en leur offrant les derniers ouvrages de la Comtesse de Ségur ou de Jules Verne. C’est bien sûr l’occasion de faire intervenir le père Noël qui a officiellement quitté la Laponie pour la première fois en 1823.

Mais il n’y a pas que le jeu dans la vie : on accueille les enfants à la crèche - à partir de 1844 à Paris - puis à  l'école primaire dont chaque commune a dû se doter dès 1833 sur injonction du ministre François Guizot. Les plus doués vont au lycée et accèdent au baccalauréat , institué en 1808 par Napoléon 1er.

En 1881-1882, le ministre Jules Ferry impose l'école laïque et gratuite . Commence le temps des « hussards noirs de la République », surnom donné aux instituteurs qui sont chargés de consolider la patrie, mise à mal par la défaite de 1870.

Six cent mille nouveaux élèves sont envoyés sur les bancs de la salle de classe, ce qui finit de fragiliser l’autorité des chefs de famille, notamment dans les campagnes, mais améliore aussi les conditions de vie en sensibilisant les plus petits aux notions d’hygiène et de bien-être.

En ville, en cette fin du XIXe siècle, l'enfant devient l'accomplissement du mariage d'amour revendiqué par les jeunes générations. Rien d'étonnant à ce qu'il s'invite dans la peinture impressionniste  , offrant de la famille une image idéale quelque peu éloignée de la réalité.

Le jeune Mozart au clavier, Carl Offerdinger, 1877, illustration extraite de la revue Bibliothèque de la jeunesse et de la famille publiée en 1873 à Leipzig, Allemagne.

Jeunots mais exceptionnels !

Certes, on nous dit que le talent n'attend pas le nombre des années. Mais de là à créer comme  Wolfgang  un premier concerto à six ans !...

L'actrice Shirley Temple dans le film « The Poor Little Rich Girl », en 1936. Elle est âgée de huit ans.Plus tard, à Charleville-Mézières (Ardennes), c'est un Arthur Rimbaud d'à peine quinze ans qui se proclame « voyant » et bouleverse la poésie avant d'abandonner totalement l'écriture cinq ans plus tard, convaincu de n'avoir plus rien à dire.

Un autre enfant se fait connaître précocement dans le domaine scientifique : il s'agit de Blaise Pascal  qui rédige ses premiers traités à onze ans en 1634.

Du côté du spectacle, les exemples sont nombreux tant dans le monde du cinéma (Shirley Temple, Elizabeth Taylor, Brigitte Fossey) ou de la musique (Mickaël Jackson) tandis que les exigences du sport ont souvent donné naissance à des stars très jeunes, à l'exemple de Nadia Comaneci, championne olympique à 16 ans.

Certains enfants deviennent des symboles malgré eux comme la Néerlandaise Anne Franck, morte en déportation en 1945 après avoir laissé un témoignage bouleversant sur la guerre dans son journal intime, et la Pakistanaise Malala qui reçut le prix Nobel de la Paix en 2014 pour son combat en faveur de l'éducation des filles.

L’Enfant en pénitence, Nicolas-Bernard Lépicié, 2e moitié du XVIIIe siècle, musée des Beaux-Arts, Lyon.

Petits princes fragiles

Antoine de Saint-Exupéry nous rappelle que « Toutes les grandes personnes ont d'abord été des enfants. (Mais peu d'entre elles s'en souviennent.) » (Le Petit Prince, 1943).

Un enfant
Ça vous décroche un rêve
Ça le porte à ses lèvres
Et ça part en chantant
Un enfant
Avec un peu de chance
Ça entend le silence
Et ça pleure des diamants
Et ça rit à n'en savoir que faire
Et ça pleure en nous voyant pleurer
Ça s'endort de l'or sous les paupières
Et ça dort pour mieux nous faire rêver
Un enfant
Ça écoute le merle
Qui dépose ses perles
Sur la portée du vent
Un enfant
C'est le dernier poète
D'un monde qui s'entête
A vouloir devenir grand
Et ça demande si les nuages ont des ailes
Et ça s'inquiète d'une neige tombée
Et ça croit que nous sommes fidèles
Et ça se doute qu'il n'y a plus de fées
Mais un enfant
Et nous fuyons l'enfance
Un enfant
Et nous voilà passants
Un enfant
Et nous voilà patience
Un enfant
Et nous voilà passés

(Jacques Brel, Un Enfant, J’arrive, vol. 12, 1968)

Mais on a appris aussi d'un médecin de Vienne, célèbre pour son canapé, que tous les enfants ont plus ou moins de difficultés à devenir des grandes personnes. Pour Sigmund Freud, en effet, tout se joue dans les premières années. Si l'adulte est mal dans sa vie, c'est qu'il a vécu une expérience traumatisante étant enfant.

La psychanalyse va inspirer les pédiatres comme Françoise Dolto pour qui l'adolescent est « un homard pendant la mue […], confronté à tous les dangers » (Le Complexe du homard, 1991). De fait, malgré ou à cause du bien-être économique, les Trente Glorieuses vont se révéler pleines de tentations dangereuses pour les nouvelles générations, de la publicité aux jeux vidéos.

Avec la  maîtrise de la fécondité, les enfants sont désormais non seulement désirés mais programmés. Avec le développement du salariat féminin, c'est aussi de plus en plus par la garderie et l'école que passe leur socialisation.

Dans le même temps, nombre de couples explosent et génèrent des familles dites « recomposées » où l'enfant doit se faire une place entre parents biologiques et beaux-parents en attendant de pouvoir s'émanciper.

Beaucoup d'adolescents en révolte et tentés par les comportements à risque sont susceptibles de reprendre à leur compte le cri de rage d'André Gide : « Famille, je vous hais ! » L'enfance et l'adolescence conservent  leur lot de souffrances .

 

Malgré  l'attention dont il bénéficie, l’enfant reste exposé parfois dans le monde à des situations très dures ou dramatiques.

Il faudra encore de longs combats pour interdire leur emploi dans les usines et les champs, accorder un statut à ceux abandonnés à la naissance et faire primer l’éducation dans le traitement de la délinquance juvénile.

Isabelle Grégor

Grimaces et misère - les Saltimbanques (détail), Fernand Pelez, 1888, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, Petit Palais.

« Ces enfants dont pas un seul ne rit » (Victor Hugo)

S'il est le plus célèbre, Victor Hugo  n'est pas le seul écrivain a avoir dénoncé avec force la misère des enfants au XIXe siècle. À côté de ses Gwynplaine (L'Homme qui rit, 1869), Cosette et Gavroche (Les Misérables, 1862) se tiennent Rémi (Hector Malot, Sans famille, 1878), Tom Sawyer (Mark Twain, 1823) ou encore Oliver Twist  (Charles Dickens 1838).

Ce sont les écrivains de la génération romantique qui vont tirer le signal d'alarme en choisissant ces malheureux comme héros de leurs œuvres. S'il était habituel, depuis l'Antiquité, de voir les petits travailler aux côtés de leurs parents, la révolution industrielle du XIXe siècle change en effet la donne. On a besoin de main-d’œuvre !

Et comme les salaires offerts aux adultes ne leur permettent pas de faire vivre leur famille, ce sont les enfants qui sont chargés de compléter le revenu, même faiblement.

Photographie d'enfants mineurs, XIXe siècle.

« Innocents dans un bagne »

« Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : « Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! »

O servitude infâme imposée à l'enfant !
Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée […].
Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil !
(Victor Hugo, « Melancholia », Les Contemplations, 1856)

Illustration d'Auguste Hervieu, 1876, d'après le roman de Frances trollope, « La vie et les aventures de Michel Armstrong, le garçon d'usine », British Library, Londres.Leur petite taille n'est pas un défaut, au contraire ! On la recherche pour le travail de la mine où ils poussent les chariots dans les boyaux étroits, ou dans les filatures où ils sont chargés de rattacher les fils cassés ou de se glisser sous les métiers pour récupérer le coton.

À la campagne, les filles sont très vite envoyées loin de chez elles comme domestiques tandis que les garçons donnent un coup de main à la ferme.

Finalement la Grande-Bretagne légifère dès 1829, dix ans avant la France qui n'interdit qu'en 1841 le travail avant huit ans, et limite pour les plus âgés (de douze à seize ans) la journée de labeur à douze heures.

En 1874, on fixe à douze ans l'admission en usine avant que les lois scolaires des années 1880 ne viennent limiter durablement cette exploitation.

Quand les allumettes ne sont plus un jeu

« Il faisait vraiment très, très froid ce jour là ; il neigeait depuis le matin et maintenant il faisait déjà sombre ; le soir approchait, le soir du dernier jour de l'année. Au milieu des rafales, par ce froid glacial, une pauvre petite fille marchait pieds nus dans la rue. Lorsqu'elle était sortie de chez elle ce matin, elle avait pourtant de vieilles chaussures, mais des chaussures beaucoup trop grandes pour ses si petits pieds. Aussi les perdit-elle lorsqu'elle courut pour traverser devant une file de voitures ; les voitures passées, elle voulut les reprendre, mais un méchant gamin s'enfuyait en emportant l'une d'elles en riant, et l'autre avait été entièrement écrasée par le flot des voitures.
Voilà pourquoi la malheureuse enfant n'avait plus rien pour protéger ses pauvres petits petons.
Dans son vieux tablier, elle portait des allumettes : elle en tenait une boîte à la main pour essayer de la vendre. Mais, ce jour-là, comme c'était la veille du nouvel an, tout le monde était affairé et par cet affreux temps, personne n'avait le temps de s'arrêter et de considérer l'air suppliant de la petite fille. […]
Après avoir une dernière fois offert en vain son paquet d'allumettes, l'enfant aperçut une encoignure entre deux maisons. Elle s'y assit, fatiguée de sa longue journée, et s'y blottit, tirant à elle ses petits pieds : mais elle grelotte et frissonne encore plus qu'avant et cependant elle n'ose pas rentrer chez elle.
Elle n'y rapporterait pas la plus petite monnaie, et son père la battrait.
L'enfant avait ses petites menottes toutes transies.
« Si je prenais une allumette, se dit-elle, une seule pour réchauffer mes doigts ? » […]
Elle frotta encore une allumette : une grande clarté se répandit et, devant l'enfant, se tenait la vieille grand-mère. « Grand-mère, s'écria la petite, grand-mère, emmène-moi ! » […]
Et l'enfant alluma une nouvelle allumette, et puis une autre, et enfin tout le paquet, pour voir sa bonne grand-mère le plus longtemps possible. Alors la grand-mère prit la petite dans ses bras et elle la porta bien haut, en un lieu où il n'y avait plus ni froid, ni faim, ni chagrin.
Le lendemain matin, les passants trouvèrent sur le sol le corps de la petite fille aux allumettes; ses joues étaient rouges, elle semblait sourire : elle était morte de froid, pendant la nuit qui avait apporté à tant d'autres des joies et des plaisirs. Elle tenait dans sa petite main, toute raidie, les restes brûlés d'un paquet d'allumettes »
Hans Christian Andersen « La Petite fille aux allumettes », Contes, 1845).

La salle d'asile d'Angers, d'après une gravure du Magasin pittoresque, 1835, musée national de l'Éducation, Rouen

Sauvages et inadaptés

« Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Ils ne m'ont pas trouvé malin »

(
Paul Verlaine, « Gaspard Hauser chante », 1881).

Gaspard Hauser, apparu sur la place de Nuremberg, le 26 mai 1828, âgé d'environ seize ans, dessin de Johann Georg Laminit, vers 1828.Ces vers de Verlaine font allusion à un jeune Allemand apparu en 1828 à Nuremberg et dont l’identité reste aujourd’hui encore un mystère.

Mais ils auraient pu être dédiés à Victor, « l’enfant sauvage de l’Aveyron » capturé en 1800 et que le docteur Jean-Marc Itard va longuement observer.

Ne se satisfaisant pas du diagnostic d'« idiot congénital » que ses premiers collègues ont porté, le médecin élabore une méthode destinée à éveiller doucement les sens de son patient, installé dans sa propre maison.

Avec l'aide de sa gouvernante, il développe peu à peu sensibilité nerveuse, ouïe et expressivité grâce aux gestes mais ne parviendra jamais, au bout de cinq ans d'efforts, à faire parler l'enfant.

Devenu adulte, Victor vécut à l'Institut des Sourds-Muets avant de mourir à l'âge de quarante ans. 

Cette expérience hors du commun a été portée au cinéma avec talent par François Truffaut (L'enfant sauvage, 1970). 

Affiche du film « L'enfant sauvage » réalisé par François Truffaut en 1969.Elle a permis non seulement de développer l'oto-rhino-laryngologie mais a également enrichi la réflexion sur l’éducation des enfants inadaptés ou arriérés.

Ceux-ci, au début du XIXe siècle, étaient trop souvent laissés à l'abandon ou enfermés à Kremlin et Bicêtre.

Dans les années 1840, c'est un simple infirmier, Édouard Seguin, élève d'Itard, qui crée à l'hospice des Incurables (aujourd'hui hôpital Laennec) à Paris une « classe d'enfants idiots », la première de l'éducation spécialisée.

Mais sa méthode ne plaît pas : il préfère s'exiler aux États-Unis où sa prise en charge des handicapés mentaux est mise en place avec succès à travers tout le pays.

Mais sa méthode ne plaît pas : il préfère s'exiler aux États-Unis où sa prise en charge des handicapés mentaux est mise en place avec succès à travers tout le pays. 

En France ce n'est qu'au début des années 1970 que la politique d'intégration des enfants handicapés, physiques et mentaux, se met vraiment en place, non sans difficultés et échecs.

« Aux Enfants-Assistés : L'abandon », Edouart Grellet, 1886, musées de Senlis.

Petit vaurien, va !

L'enfant n'a jamais échappé à la délinquance et à la marginalisation, et l'on s'est souvent demandé que faire de ces graines de voyous. Sous l'Ancien Régime, on fait appel aux religieux pour recueillir ceux qui sont rejetés par leur famille et que l'on regarde plus avec méfiance que compassion.

Lorsqu'en 1633, Saint Vincent de Paul fonde l'ordre des Sœurs de la Charité pour prendre soin des « exposés », ce sont déjà près de douze mille orphelins qui ont été abandonnés depuis trente ans à Paris.

Gravure d'Henri Pottin (1820-1864) illustrant un abandon, BnF, Paris.À son tour, la Révolution se penche sur la question et crée l'Assistance publique en 1793 pour prendre en charge « les enfants naturels » de la patrie, sans sanction pour la mère. 

Les pupilles de l'État apparaissent en 1811 tandis que l'abandon est facilité par la généralisation des « tours d'abandon » installés dans les murs des hospices : les mères désespérées y déposent leur nouveau-né sans craindre d'être vues.

L'adoption, autorisée pour les mineurs à partir de 1923, sera par la suite encadrée par les DDASS (Directions départementales des affaires sanitaires et sociales) créées après 1964, organismes qui préfèrent cependant encourager le maintien dans les familles.

Pour ceux qui ont choisi la voie de la criminalité, la prison de la Petite-Roquette leur est réservée à partir de 1836 à Paris. L'idée d'une prison pour enfants est un progrès puisque jusqu'alors ceux-ci étaient mêlés aux détenus adultes : on passe « du cloaque à la ruche » (Victor Hugo).

Mais les conditions de captivité restent terrifiantes, comme put le découvrir l'impératrice Eugénie lors d'une visite surprise. Devant le scandale, l'établissement est fermé en 1865 et les enfants envoyés dans des colonies agricoles, toutes entières dédiées au travail à l'exemple de celle de Mettray, en Touraine, que connaîtra Jean Genet dans les années 20.

L'Assiette au Beurre, 13 février 1909, BnF, Paris. Ce numéro dénonce la colonie agricole de Mettray.

En 1934, la révolte des enfants de la colonie de Belle-Île-en-mer met en lumière l'existence de ces bagnes dont on réclame enfin la fermeture, qui ne sera totalement effective qu'en 1977. Il faut attendre 1912 pour voir l'apparition des tribunaux pour enfants et 1945 pour que l'éducation prime désormais sur la sanction.

« Chasse à l'enfant »

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Au-dessus de l'île on voit des oiseaux
Tout autour de l'île il y a de l'eau

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Qu'est-ce que c'est que ces hurlements

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C'est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l'enfant
Il avait dit j'en ai assez de la maison de redressement
Et les gardiens à coup de clefs lui avaient brisé les dents
Et puis ils l'avaient laissé étendu sur le ciment

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Maintenant il s'est sauvé
Et comme une bête traquée
Il galope dans la nuit
Et tous galopent après lui
Les gendarmes les touristes les rentiers les artistes

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C'est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l'enfant
Pour chasser l'enfant, pas besoin de permis
Tous les braves gens s'y sont mis
Qu'est-ce qui nage dans la nuit
Quels sont ces éclairs ces bruits
C'est un enfant qui s'enfuit
On tire sur lui à coups de fusil

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Tous ces messieurs sur le rivage
Sont bredouilles et verts de rage

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Rejoindras-tu le continent rejoindras-tu le continent ?
Au-dessus de l'île on voit des oiseaux
Tout autour de l'île il y a de l'eau.

(Jacques Prévert, Paroles, 146)

Même si elle semble dans nos pays occidentaux mieux protégée qu'ailleurs, l'enfance reste en danger à travers le monde. Maltraitances, guerres, prostitution, esclavage, illettrisme... sont autant de maux contre lesquels peinent à lutter les organisations telles que l'UNICEF (le Fonds des Nations unies pour l'enfance), créé en 1946.

 

Charles Dickens (1812 - 1870)

La mauvaise conscience de l'Angleterre victorienne

 

Par le livre mais aussi le théâtre et le cinéma, l'œuvre de Charles Dickens a nourri l’imagination de tous les enfants du monde. Elle témoigne des aspects les plus sombres de la révolution industrielle et du capitalisme naissant.

Charles Dickens, qui a éprouvé la dureté de la condition ouvrière, n’a eu de cesse de lutter contre les injustices. Il a perdu la santé et la vie dans ce combat mais gagné l’estime éternelle de ses concitoyens.

André Larané
Le rêve de Dickens (aquarelle inachevée de l'illustrateur Robert Buss, réalisée après 1870, musée Charles Dickens, Londres)

Une enfance torturée

Le futur romancier naît à Portsmouth, au sud de l’Angleterre, le 7 février 1812. C’est le cadet de huit enfants. Son père John, fonctionnaire au service de paie de l’Amirauté, est un homme jovial mais d’une rare imprévoyance. Quelques mois après la naissance de Charles, il est muté dans le Kent où la famille connaît quelques années de bonheur.

Tout se gâte quand Charles arrive à l’âge de dix ans. La famille déménage à Londres où le père se laisse bientôt écraser par les difficultés financières. Le petit Charles doit alors travailler dans la fabrique de cirage d’un proche de la famille. Pour quelques shillings par mois, il s’épuise à coller des étiquettes sur des boîtes.

À Londres, métropole insalubre d’un million d’habitants, aucune compassion n’est à espérer des pouvoirs publics. Incapable de rembourser la dette réclamée par un boulanger, John Dickens se voit condamner à la prison. Sa famille et lui sont incarcérés à l’exception de Charles qui continue de travailler à l’usine.

Après quelques mois d’épreuve, John est libéré et retrouve une modeste aisance. Son épouse ne veut pas pour autant perdre le salaire que lui rapporte son fils cadet et le laisse s’user au travail. Le souvenir de cette trahison maternelle hantera à jamais l’écrivain.

Enfin, son père l’arrache à l’usine et l’inscrit dans une école. Charles se jette avec passion dans les études et les lectures puis, à quinze ans, entre pour de bon dans la vie active comme clerc dans une étude d’avoué.

Conscient de ses talents d’écrivain, il commence l’année suivante à publier des articles dans les journaux politiques. Sous le pseudonyme de Boz, il publie aussi de petits récits bien enlevés dans des brochures populaires, sans cesser de se cultiver et surtout de fréquenter les théâtres, la grande passion de sa vie.

Son autre passion a nom Maria à laquelle il s’est fiancé en secret à dix-sept ans. Devenu journaliste parlementaire en 1832, il croit pouvoir faire une demande en mariage à son père, un riche banquier, mais se fait éconduire sans ménagement.

De cette jeunesse semée d’humiliations et de peines bien plus que de joies, Charles Dickens tirera plus tard la matière d’un roman largement autobiographique : David Copperfield (1849), et l'enfance malheureuse sera au centre de toute son oeuvre.

La revanche du romancier

En attendant, les petits récits du jeune homme ont retenu l’attention d’un éditeur. Il l’invite à prêter sa plume à un dessinateur de renom pour illustrer Les Aventures de M. Pickwick, à paraître sous forme de feuilleton. Ce genre est prisé par les journaux, en Angleterre comme en France, car il leur permet de fidéliser leurs lecteurs.

Charles Dickens à 30 ans, en 1842 (Francis Alexander, musée Charles Dickens, Londres) Avec cette publication, Dickens connaît enfin, à 24 ans, le succès et l’aisance. Il obtient la main de Catherine Hogarth, la fille de son rédacteur en chef. Le couple s’établit dans une maison confortable, au 48 Doughty Street, dans le quartier londonien de Bloomsbury. Les premiers de leurs dix enfants y verront le jour.

Dans cette maison vivent aussi deux jeunes sœurs de Catherine, Mary et Georgiana, ainsi qu’un frère de Charles. Le 6 mai 1837, c’est le drame. La jeune Mary (18 ans) s’écroule en revenant du théâtre. Elle meurt le lendemain dans les bras de Charles. Le mois suivant, une autre jeune fille de 18 ans montait sur le trône britannique sous le nom de Victoria

La famille Dickens quitte au bout de deux ans seulement la maison de Bloomsbury, laquelle est aujourd’hui un musée à la gloire de l’écrivain.

Avec son premier grand roman, Oliver Twist (1838), Charles Dickens accède au summum de la renommée et se pose en témoin des mœurs cruelles de son temps, quand des entrepreneurs avides exploitent les miséreux qui affluent dans les villes.

Un tailleur à Londres (gravure de Gustave Doré, 1872)

La passion du militant

Pour l’Angleterre aristocratique et puritaine, la pauvreté est synonyme de dépravation : alcoolisme, vol, ignorance… Elle doit être traitée avec fermeté. Pour cela a été votée en 1834 une loi des pauvres, «poor law», qui supprime les aides aux indigents et l’assistanat. Elle institue en contrepartie les maisons du travail, «workhouses», des établissements pénitentiaires de fait où sont relégués les vagabonds et les miséreux, l’essentiel étant qu’ils deviennent invisibles à la bonne société.

Dans Oliver Twist comme dans ses écrits suivants, Charles Dickens dénonce ces abus et la cupidité des financiers. Il apporte son soutien en 1842 à une loi qui règlemente enfin le travail de nuit des femmes et des enfants.

La même année, dans un long voyage aux États-Unis, l’écrivain se rend compte que les pauvres ne sont guère mieux traités de ce côté-là de l’Atlantique et ne se prive pas de l’écrire.

Il s’engage contre la peine de mort en 1849 et l’année suivante fonde le journal Household Words, pour la promotion de ses idées en faveur du logement ouvrier, de l’éducation populaire et de la protection de l’enfance. Il crée aussi une compagnie théâtrale qui a l'occasion de jouer ses pièces devant la reine Victoria.

Charles Dickens à la fin de sa vie (daguerréotype par Jeremiah Gurney) Bien qu’apprécié par Karl Marx  et Friedrich Engels, Charles Dickens se tient éloigné de leur socialisme révolutionnaire. Il est plus proche de l’évangélisme de Léon Tolstoï et Fédor Dostoïevski. Par ses romans où la cruauté sociale est tempérée par l’appétit de vie des personnages, il se rapproche également de son contemporain Eugène Sue, auteur des Mystère de Paris (1842).

Ses dernières années sont entachées par les déboires familiaux. Sa femme Catherine, lasse d’essuyer des reproches, finit par le quitter en 1858. Il se console auprès d’une actrice mais se rend compte que son amour n’est guère partagé.

Dépité, il se jette avec frénésie dans le travail, multiplie les lectures publiques de ses œuvres et met la dernière touche à un seizième roman.

Il meurt d’épuisement le 9 juin 1870, précocement vieilli. Le peuple immense de ses lecteurs obtient de la reine Victoria qu’il soit inhumé dans le «Coin des poètes», dans l'abbaye de Westminster, au cœur de Londres.

Le coin des poètes ou Poets' Corner, dans l'abbaye de Westminster
Un auteur pour tous publics

Le succès populaire de Charles Dickens n'est pas sans rappeler celui de son contemporains, le conteur danois Hans Christian Andersen . Mais si le second s'adresse tout spécialement aux jeunes enfants, il n'en va pas de même de Dickens qui a écrit pour tous les amateurs de romans, quel que soit leur âge.

On peut recommander sans risque dès les premières années du collège les titres les plus connus : Oliver Twist, David Copperfield et De grandes espérances, qui tous racontent la lutte pour la vie d'un garçon plongé dans un monde de brutes... Ses autres romans sont moins connus en France à part Les aventures de M. Pickwick.

 

Hans-Christian Andersen (1805 - 1875)

«Ma vie est un beau conte de fées...»

 

Le conteur Hans Christian Andersen est l'un des auteurs les plus lus du monde et à coup sûr le Danois le plus célèbre.

Hans Christian Andersen (1805-1875)Qui n'a pleuré et parfois ri sur Le Vilain Petit Canard, Les Habits neufs de l'empereur, Le Stoïque Soldat de plomb, La Reine des neiges, La Princesse au petit pois, La Petite Fille aux allumettes, La Petite Poucette, La Petite Sirène, Le Briquet, Les Fleurs de la petite Ida, Le Rossignol et l'Empereur de Chine ?...

Andersen est né à Odense (Danemark) dans le foyer misérable d'un cordonnier le 2 avril 1805.

Son père, qui rêve de gloire, s'engage en 1812 dans la Grande Armée de Napoléon. et meurt quatre ans plus tard.

Comme sa mère est illettrée et son grand-père fou, c'est essentiellement sur sa grand-mère que repose l'éducation du petit Hans-Christian.

À quatorze ans, l'adolescent quitte Odense pour Copenhague où il tente de publier des pièces et des poésies. Son destin bascule avec la rencontre de Jonas Colin, directeur du Théâtre royal, qui le prend sous sa protection et l'envoie au collège.

De la misère à la gloire

Le vilain petit canard (aquarelle d'Eugen Siegert)Souffre-douleur de ses camarades de collège, le jeune homme conserve néanmoins la folle ambition d'accéder à la gloire littéraire. Il entre à l'Université où il étudie la philologie et la philosophie.

Ses examens en poche, il part en 1830 à la découverte de l'Europe. De la Norvège à l'Écosse, de l'Italie à l'Orient, il traverse dans les années qui suivent tous les pays qui comptent. Il ne manque pas de rencontrer les personnages qui comptent et de gagner leur affection. Parmi ses amis les plus illustres : Franz Liszt, Charles Dickens, Victor Hugo !

Ses voyages donnent lieu à des récits pittoresques. Ils lui inspirent aussi de petits romans. Mais c'est avec la publication d'un premier recueil de contes pour enfants, en 1835, à trente ans, qu'Hans-Christian Andersen acquiert enfin la célébrité tant recherchée.

Les contes d'Andersen (édition de 1895, Leipzig)Il va dès lors multiplier les publications à raison d'un volume par an. Émouvants, issus de sa seule imagination et de ses souvenirs de jeunesse, ses Contes mêlent le merveilleux et le réel. Ils racontent des histoires, le plus souvent douloureuses, plus rarement heureuses (La Reine des Neiges). À la différence des contes des frères  Grimm , publiés dans les années 1812-1822, ils n'ont pas de prétention morale.

Laid et hypersensible, célibataire faute de mieux, Andersen s'est dépeint sous les traits du «vilain petit canard», l'un de ses plus beaux contes.

En 1867, sa ville natale le fait citoyen d'honneur et il a le bonheur d'inaugurer sa propre statue. Sa dernière biographie - Le conte de ma vie (1853) - commence par ces mots : «Ma vie est un beau conte de fées, riche et heureux».

Mort dans sa petite maison de Rolighed, près de Copenhague, il repose au cimetière Assistens (Copenhague).

André Larané

Les contes d'Andersen (édition de 1895, Leipzig)

 

La famille est devenue un enjeu politique en France et en Europe à la fin du XIXe siècle, quand les classes dirigeantes ont pris conscience de la chute de la fécondité (nombre moyen d'enfants par femme).

C'est en France qu'a débuté cette chute, inédite en temps de paix, et les responsables de la IIIe République y ont vu l'une des raisons de la défaite face à la Prusse en 1870-1871.

Joseph Savès

L'enfant, tel une bête

L'enfance est une invention récente. Au XVIIe siècle encore, les enfants naissent sans que l'on y prête beaucoup d'attention et de soins. Les infanticides plus ou moins involontaires sont monnaie courante, notamment par étouffement dans le lit familial. Les abandons ou « expositions » sont également fréquents, jusqu'à susciter la mobilisation de saint Vincent de Paul. « L'enfance est la vie d'une bête », écrit Bossuet.

Les dames de la bourgeoisie et de l'aristocratie n'ont pas de scrupules à mettre leurs bébés en nourrice à la campagne. C'est ainsi qu'on forge le mot « corbillard » à partir du village de Corbeil-Essonnes, d'où partent les carrioles qui ramènent à leurs géniteurs parisiens les cadavres des nourrissons prématurément décédés.

Mme de Sévigné (portrait par Robert Nanteuil, musée Carnavalet)Mais les moeurs évoluent lentement. Avant d'être pionnière au XXe siècle en matière de politique familiale et « nataliste », la France le fut dès le XVIIe siècle en matière de limitation des naissances !

Le phénomène remonte au XVIIe siècle. Il affecte en premier lieu la haute aristocratie.

Rappelons-nous l'injonction de Mme de Sévigné à sa fille : « Je veux vous louer de n'être point grosse, et vous conjure de ne le point devenir... M. de Grignan doit vous donner et à moi cette marque de cette complaisance » (11 juillet 1672). Entre 1650 et 1750, le nombre moyen d'enfants par famille de ducs et pairs passe ainsi de 6,15 à 2 selon les calculs de Claude Lévy et Louis Henry.

Un amour d'enfant

Au milieu du XVIIIe siècle, la limitation des naissances se généralise à l'ensemble de la population, essentiellement par le coïtus interruptus. « On trompe la nature jusque dans les villages » se désole Jean-Baptiste Moheau (Recherches et considérations sur la population de la France, 1778).

Les démographes situent en 1765 la première chute de l'indice de fécondité en France .

Devenu un « bien rare », l'enfant devient aussi un « bien précieux ». Une sensibilité nouvelle affleure, qui fait de lui le cœur de la famille. Jean-Jacques Rousseau et Jean-Baptiste en témoignent dans leurs récits et leurs toiles.

Plus prosaïquement, les révolutionnaires, en généralisant le partage des héritages à égalité entre tous les enfants, encouragent les possédants à limiter leur progéniture pour ne pas disperser leurs biens.

Le résultat est sans appel. Pays de loin le plus riche et le plus peuplé d'Europe au XVIIIe siècle, la France cède la place à son ennemie héréditaire. En 1800, elle avait 30 millions d'habitants et l'Angleterre seulement 10 millions. Un siècle plus tard, les deux pays comptent chacun 40 millions d'habitants.

Thomas Malthus (près de Guildford, 13 février 1766 - Bath, 29 décembre 1834)Entre-temps, l'Angleterre a envoyé outre-mer des millions des siens étendre et peupler son empire, sans accorder aucun crédit à son prophète de malheur, le pasteur Thomas Malthus.

En 1798, dans Essai sur le principe de population, il adjurait ses concitoyens de décourager la multiplication des pauvres. Il a donné son nom aux politiques restrictives en matière démographique, sociale et économique : le malthusianisme.

En 1891, dans son encyclique sociale Rerum Novarum, le pape Léon XXIII  prend le contrepied de Malthus et adjure les Européens d'améliorer le sort des ouvriers mais aussi de leur famille, dont les romans d'Émile Zola illustrent l'état pitoyable à tous égards.

La « guerre des berceaux »

Les classes dirigeantes se soucient bien davantage de la limitation des naissances. À la veille de la Première Guerre mondiale, elle concerne tous les pays d'Europe occidentale, avec une fécondité qui tombe dans plusieurs grands pays en dessous du seuil indispensable au simple renouvellement des générations, soit environ 2,1.

En 1896, Jacques Bertillon, statisticien à la Ville de Paris, fonde l'Alliance nationale pour l'accroissement de la population, rejointe par différentes personnalités de gauche, en premier lieu Emile Zola. Elle se donne pour objectif de redresser le défi lancé par l'Allemagne, dont la population poursuit sa croissance.

Adolphe Landry (29 septembre 1874, Ajaccio - 28 août 1956, Paris)La saignée de la Grande Guerre n'arrange rien et la baisse se poursuit jusque dans les années 1930.

L'Allemagne, si fière de sa jeunesse quelques décennies plus tôt, s'en alarme la première et Hitler va y remédier par des incitations vigoureuses et comminatoires.

En France, le gouvernement a cru remédier au déficit des naissances par la loi du 31 juillet 1920 qui a fait de l'avortement un crime. Sans résultat.

Au milieu des années 1930, les décès deviennent plus nombreux que les naissances. Les démographes prévoient que, de 41 millions d'habitants en 1936, la population pourrait tomber à une trentaine de millions en 1965 !...

Adolphe Landry, député-maire de Calvi (Corse) et président de l'Alliance nationale, publie un vibrant plaidoyer nataliste : La Révolution démographique. Il va déboucher sur une politique familiale inédite et vigoureuse, à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

Celle-ci, au contraire de la première, fait l'effet d'un électrochoc.

Affiche de propagande de l'Alliance nationale pour la repopulation de la France (1939)

Exubérance joyeuse

Les Européens, qui semblaient voués à un déclin rapide, reprennent goût à la vie après le conflit, avec une fécondité qui rebondit vigoureusement partout. C'est au point que le démographe  Alfred Sauvy , disciple d'Adolphe Landry, ose écrire : « Ainsi, pour la première fois dans l'histoire du monde, la guerre a peuplé » (L'Europe submergée, 1987).

En France, l'indice de fécondité double presque en moins d'une décennie, jusqu'à frôler les trois enfants par femme à la fin des années 1950. C'est nettement plus que, par exemple, au Maroc ou en Iran, aujourd'hui.

Cette santé démographique coïncide avec le redressement du pays, que l'on croyait quelques années plus tôt fini. Les jeunes familles, désireuses d'offrir à leur progéniture un monde meilleur, se battent avec la dernière énergie pour créer des richesses. Chacun « retrousse ses manches », selon une formule du Parti communiste, et le pays, débarrassé de ses oripeaux d'avant-guerre, de ses rentiers et d'une classe politique obsolète, reprend sa marche en avant.

C'est à la fin des années 1960, sous la présidence de Georges Pompidou, quand les générations du « baby-boom » d'après-guerre entrent dans la vie active, que le pays cueille pleinement les fruits de son rajeunissement.

De l'autre côté du Rhin, notons-le, c'est dès les années 1950 que l'Allemagne vaincue, humiliée et ravagée par les bombes a pu se redresser spectaculairement, au point que l'on a parlé d'un « miracle économique ». Ce miracle fut avant tout démographique. Il a tenu à ce que sont entrés dans la vie active à ce moment-là les générations nombreuses nées dans les années 1930, autrement dit grâce aux mesures natalistes très efficaces prises par le gouvernement hitlérien !

Mais la fécondité des « Trente Glorieuses » s'affaisse brutalement en 1974, partout en Europe. Les raisons en demeurent aussi mystérieuses que celles qui ont conduit au redressement démographique de l'après-guerre, une génération plus tôt 

Une famille française dans les années 1950 (DR)

Troublante incertitude

Les Pays-Bas, qui faisaient figure de pays jeune à très forte natalité, avec une émigration importante, subissent même une chute de la fécondité en quelques mois très en dessous du seuil de renouvellement. Idem pour le Québec, qui se flattait précédemment d'avoir gagné la « guerre des berceaux » face au Canada anglophone.

Les démographes du XXe siècle ont cru voir dans ce mouvement séculaire une « transition démographique » consécutive à l'amélioration de l'espérance de vie, d'un équilibre : [mortalité élevée + natalité élevée] vers un nouvel équilibre : [mortalité basse + natalité basse].

Nous savons aujourd'hui qu'il n'en est rien et que la baisse de la natalité peut se poursuivre jusqu'à induire un profond déséquilibre, avec un indice de fécondité de l'ordre d'un enfant par femme en moyenne. Il s'ensuit à terme une division par deux de la population à chaque génération.

Dans l'Union européenne, en ce début du XXIe siècle, l'indice de fécondité moyen est de 1,5 enfants par femme, près de deux fois moins que dans les années 1960, avec des conséquences tant économiques que morales : poids croissant des personnes âgées, faible propension à l'innovation et à la création...

D'aucuns s'en consolent en observant l'exubérance démographique de l'Afrique subsaharienne (5 à 6 enfants par femme en moyenne) : « Cela fait trop de naissances, n'aggravons pas la situation ! ». Alfred Sauvy, encore lui, y répond par la fable de l'anorexique et de son voisin boulimique. Le premier n'arrangera pas le second s'il réduit encore davantage son alimentation. Au contraire, il s'affaiblira encore un peu plus jusqu'à devenir incapable de secourir son voisin.

D'autres - ou les mêmes - se disent que les immigrants remplaceront avantageusement les bébés, y compris pour payer les retraites... Douce illusion. C'est oublier que leurs cotisations sont en moyenne très en dessous du niveau requis par les retraites des ingénieurs, cadres, chirurgiens etc. Sans compter que les immigrants vieillissent aussi et réclameront à leur tour une retraite.

Au vu de ce survol historique, bien malin qui pourrait dire ce que sera la population de l'Europe à la fin de ce siècle. Les deux derniers siècles montrent combien sont imprévisibles nos comportements collectifs en matière sentimentale.

Familles, vous me surprenez

Le démographe Hervé Le Bras montre dans une carte de France de la fécondité (*) de très fortes variations locales, de 2,3 enfants par femme dans la Mayenne à 1,65 en Corse.

Deux Frances se détachent de part et d'autre d'une ligne Nantes-Chaumont-Longwy : au nord une fécondité généralement supérieure à la moyenne nationale et au seuil de renouvellement de la population (2,1 enfants par femme) au sud, une fécondité généralement inférieure. L'immigration extra-européenne influe à la marge seulement sur ces variations.

Hervé Le Bras y voit le produit des structures familiales identifiées au XIXe siècle par Frédéric Le Play et réactualisées par l'historien Emmanuel Todd. La France et plus largement l'Europe se partagent entre deux structures fondamentales qui expliquent donc en bonne partie les variations de fécondité : la famille souche et la famille nucléaire.

Dans la famille souche traditionnelle, un héritier unique cohabite avec ses parents et reçoit leur héritage. Ce modèle familial demeure prégnant dans le Sud-Ouest mais également dans la péninsule ibérique, en Grèce ou encore en Allemagne. Il explique ici et là les très faibles taux de fécondité, les foyers ayant intérêt à avoir des progénitures restreintes.

Dans la famille nucléaire, qui domine dans le Nord-Ouest de la France, en Angleterre et dans les pays scandinaves, les enfants quittent tous le foyer à leur maturité et héritent à égalité. Il n'y a aucun frein social à la fécondité des couples.

 

Rémunérer les familles ? Pis, les enfants ? Que voilà une idée saugrenue. Le premier à la mettre en œuvre serait l'empereur Napoléon III, doux rêveur socialiste auquel on doit d'autres inepties comme le droit de grève, le droit de réunion, le libre-échange, l'union monétaire... C'est en effet en 1860 qu'une circulaire du Second Empire aurait accordé aux marins français une indemnité de 10 centimes par jour et par enfant.

Léon XIII ( 2 mars 1810 - 20 juillet 1903)Des patrons que l'on peut dire pour le coup « paternalistes » ont plus tard reproduit cette démarche en accordant des suppléments de salaire à leurs ouvriers et ouvrières en charge d'enfants.

C'est le cas en 1891 de Léon Hamel, patron d'une filature champenoise.

Il a peut-être été guidé par l'encyclique sociale de  Léon XIII, Rerum Novarum, publiée la même année.

À moins qu'il ait simplement préféré alléger le fardeau des chefs de famille nombreuse plutôt que d'accorder à tous ses ouvriers des augmentations de salaires uniformes.

Famille ouvrière allemande vers 1900

Une charité intéressée

Cette démarche fait boule de neige d'autant que les élites européennes de la « Belle Époque » s'inquiètent de la chute générale de la fécondité et de la dangerosité de la condition ouvrière.

En janvier 1918, pendant la Grande Guerre, les patrons du Morbihan créent à l'initiative d'Émile Marcesche la première caisse de compensation ou caisse d'allocations familiales de France. La France en compte bientôt 200.

Le 11 mars 1932, une loi inspirée par le sénateur Alphonse Landry généralise les allocations familiales à tous les salariés de l'industrie et du commerce. L'adhésion des employeurs à une caisse de compensation devient obligatoire. Mais le montant des allocations peut varier selon les catégories professionnelles et d'un département à l'autre.

Les décrets-lois des 31 mars et 14 juin 1938 étendent leur bénéfice à l'ensemble des agriculteurs (exploitants compris) et aux artisans (sous conditions de ressources). Ils en assurent une partie du financement par des taxes et non plus seulement par des cotisations.

Cette politique familiale est plébiscitée par la classe politique, aussi bien par les communistes que par la droite conservatrice. C'est que chacun prend conscience du désastre démographique vers lequel se dirige le pays, avec une fécondité en chute libre et une population en décroissance, tandis que l'Allemagne rivale est en plein boom.

Maurice Thorez, secrétaire général du Parti Communiste Français et allié du Front Populaire, lance le 2 septembre 1936 : « Un peuple qui n'a plus d'enfants, c'est un peuple condamné, et nous, communistes, qui avons non seulement la conviction, mais la certitude, que la classe ouvrière conduira un jour le pays vers de nouvelles et radieuses destinées, vers le bonheur, vers la liberté et la paix, nous voulons une classe ouvrière, un peuple nombreux et fort ».

La lumière au fond du gouffre

Juste après le calamiteux pacte de Munich, Paul Reynaud est appelé le 1er novembre 1938 au ministère des Finances. Lucide sur la gravité de la situation internationale, il donne une semaine à ses conseillers pour publier des décrets-lois destinés à redresser au plus vite l'économie française. Parmi eux, Alfred Sauvy , disciple d'Adolphe Landry.

Alfred Sauvy (Villeneuve-de-la-Raho, 31 octobre 1898 - Paris, 30 octobre 1990), DRAu terme de cette « folle semaine », le 12 novembre 1938, Sauvy arrive à faire passer une disposition qui lui tient à cœur, à savoir une cotisation patronale de 5% pour augmenter les allocations familiales. Celles-ci deviennent proportionnelles au salaire moyen départemental : 5 % pour le premier enfant, 10 % pour le deuxième et 15 % pour chacun des suivants.

Vient ensuite le décret-loi du 29 juillet 1939, dit Code de la famille, fortement inspiré par Alfred Sauvy et Adolphe Landry. Il étend le droit aux allocations familiales à tous les Français exerçant une activité professionnelle sans condition de ressources. Il en augmente fortement le montant à partir du troisième enfant : le taux passe à 30 % du salaire moyen départemental pour trois enfants, à 50 % pour quatre et 70 % pour cinq.

Les allocations familiales sont par contre supprimées pour le premier enfant mais partiellement compensées dans ce cas par une prime à la naissance à condition que l'enfant naisse dans les deux ans qui suivent le mariage.

Pour Alfred Sauvy, il s'agit clairement de relancer la natalité dans un pays menacé de disparition.

Mais le même décret-loi institue une « allocation pour la femme au foyer » de 10 % du salaire moyen départemental, qui tend à décourager les femmes de s'engager dans le monde professionnel. Cette disposition est renforcée sous le régime de Vichy par la loi du 29 mars 1941 qui instaure l'« allocation de salaire unique ». Celle-ci sera supprimée dans les années 1980.

Ces mesures à visée nataliste, engagées sous la législature du Front populaire, coïncident de fait avec un redressement très vigoureux de la fécondité. Le retournement se produit dans la pire année de la guerre, en 1942, mais les contemporains n'en prendront conscience que bien après la Libération.

La Libération et le « modèle social » français

À la Libération, les Caisses d'Allocations familiales sont officialisées par l'ordonnance du 4 octobre 1947.

Financées par des cotisations sur les salaires, elles reprennent les dispositions du Code de la Famille, avec des allocations attribuées à partir du deuxième enfant à toutes les familles quel que soit leur revenu.

Ces allocations sont aussi défiscalisées et complétées le 31 décembre 1945 par une loi qui institue le quotient familial : les foyers soumis à l'impôt sur le revenu, qui représentent encore la grande majorité des citoyens, bénéficient d'un allègement en fonction de la taille de la famille.

Qu'il s'agisse des allocations familiales ou du quotient familial, l'esprit est conforme aux recommandations d'Alfred Sauvy : il ne s'agit pas d'étendre les aides sociales ou fiscales aux ménages modestes mais de « compenser » au moins en partie les suppléments de coûts engendrés par la fondation d'une famille.

Tous les salariés cotisent en proportion de leurs revenus mais chaque famille touche la même allocation quel que soit son rang social. Cette « universalité » n'est pas affectée par l'absence d'allocation pour les enfants de premier rang puisque toutes les familles en sont également privées.

Pierre Laroque (1907-1997)Le principe d'universalité se retrouve dans la Sécurité Sociale mise en place quelques mois plus tôt par Pierre Laroque. Il est à la base du « modèle social » élaboré à la Libération, semblable au demeurant à l'État-providence mis en place au même moment au Royaume-Uni sous l'égide de lord Beveridge...

Selon ce principe, tous les citoyens participent au financement des allocations familiales, des soins de santé ou encore de l'école publique en proportion de leurs revenus, par le biais de l'impôt ou des cotisations salariales, que l'on qualifie bien à tort de « charges ». Mais ils bénéficient de ces services sociaux dans les mêmes conditions.

Le principe d'universalité est le garant de la cohésion nationale et du consentement à l'impôt... Même les citoyens les plus égoïstes y trouvent intérêt. Ainsi, aujourd'hui, les « exilés fiscaux » prennent soin de conserver leurs droits à la Sécurité Sociale de façon à revenir en France se faire soigner gratuitement aux frais de la collectivité en cas de maladie grave !

La femme, avenir de l'homme

À la fin des « Trente Glorieuses », dans les années 1970, sous l'effet simultané de la crise économique et d'une immigration familiale démunie, l'État multiplie les dispositifs d'aide sociale destinés aux « nouveaux pauvres » et financés par l'impôt .

La politique familiale se transforme aussi suite à l'entrée massive des femmes dans le monde professionnel.

En 1970, sous la présidence de Georges Pompidou, l'État et les Caisses d'Allocations familiales prennent acte de cette révolution. Ils décident de subventionner les crèches et de financer les « assistantes maternelles », nouvelle appellation des nourrices ou nounous, afin que toutes les femmes puissent concilier une carrière professionnelle et un accomplissement familial.

La même année, la puissance paternelle héritée du Code napoléonien est remplacée par l'autorité parentale : père et mère partagent les fonctions de « chef de famille » ! Cette politique volontariste fait référence dans le monde entier même si elle n'a pas été partout imitée, loin s'en faut.

Outre-Rhin, malgré leur légitime répulsion pour le nazisme, les Allemands demeurent fidèles à la représentation traditionnelle de la femme, attribuée à l'empereur Guillaume II et reprise par Hitler : Kinder, Küche und Kirche (« enfants, cuisine et église »). Écartelées entre leur envie d'épanouissement professionnel et la croyance qu'une mère doit rester au foyer pour s'occuper de sa progéniture, beaucoup d'Allemandes font le pire des choix afin de ne pas être ostracisées sous le qualificatif de Rabenmutter, « mère corbeau » : elles renoncent à une famille .

Revenons en France. À partir des années 1980, l'enjeu nataliste passe à la trappe et l'État se soucie prioritairement d'aider la petite enfance. Le pays, avec un indice de fécondité satisfaisant, proche du seuil de renouvellement des générations, voit s'éloigner le spectre de la « mort blanche ».

En quête d'économies budgétaires tous azimuts, le gouvernement de François Hollande et sa majorité socialiste décident le 24 octobre 2014 de moduler les allocations familiales en fonction des revenus. Ils ne touchent cependant pas à un dispositif analogue, le « supplément familial de traitement », mais qui est réservé aux fonctionnaires et progressif en fonction du salaire.

Qualifiée d'« historique » par le quotidien Le Monde, cette mesure écorne le principe d'universalité inscrit dans le « modèle social » de la Libération.

C'est une illustration parmi d'autres du déclin de la solidarité sociale et du retour à la charité, qu'elle soit publique ou privée, comme au XIXe siècle et sous l'Ancien Régime.

À quoi peut encore servir une politique familiale ?

Depuis les années 1930, la plupart des États européens se signalent par une politique familiale vigoureuse, tant à travers les allocations familiales que l'aide à la petite enfance et le développement des crèches.

Eurostat évalue entre 2 et 4% de la richesse nationale (PIB) les montants affectés à cette politique familiale, avec un maximum pour les pays scandinaves et un minimum pour les pays méditerranéens (Grèce, Espagne, Italie, Portugal). La France se tient au milieu avec une quarantaine de milliards d'euros par an dont un quart pour les allocations familiales.

Les modalités et les résultats sont très différents d'un pays à l'autre. La Scandinavie et les Pays-Bas privilégient les prestations « universelles », sans conditions de ressources, au contraire du Royaume-Uni, l'Irlande, l'Italie, l'Allemagne ou encore l'Espagne. La France se tient là aussi dans une position médiane.

Tout cela pour quel résultat ? De l'aveu général, c'est très difficile à apprécier.

Les pays méditerranéens et d'Europe centrale (Allemagne, Autriche, Suisse...) affichent un indice de fécondité très faible, de l'ordre de 1,3 enfants par femme en moyenne en 2013. Même chose en Europe orientale, y compris dans la Pologne de feu Jean-Paul II.

La France mais aussi la Scandinavie, les îles britanniques et les Pays-Bas affichent quant à eux des performances plus honorables avec un indice de fécondité compris entre 1,7 et 2, proche du seuil de renouvellement de la population.

De fait, si une atmosphère hostile à la famille peut indéniablement nuire à la fécondité, comme on le perçoit en Allemagne, il semble que les structures familiales mises en évidence par l'historien Emmanuel Todd  en sont le déterminant primordial. En d'autres termes, les pays les plus féconds sont ceux où domine la famille « nucléaire », en opposition à ceux où domine la famille « souche ». Une seule exception à la règle : l'Irlande.

 

 



16/01/2017
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